Grand voyageur, Eric Faye ne pose pas au baroudeur. C’est un discret, un modeste, qui s’est forgé sa philosophie, et cette devise : « N’être rien. Mais voir le monde et en capter la rumeur. » Et ça, ainsi que le démontre ce Somnambule dans Istanbul - dernier volet d’une trilogie qui comprend déjà Mes trains de nuit et Nous aurons toujours Paris (2005 et 2009, Stock) -, Faye sait le faire à merveille.
Ce que l’on remarque, au fil de ses recueils, c’est que l’auteur y parle de plus en plus librement de lui, de ses origines et de son éducation, de ses goûts et de ses détestations (Sarkozy, par exemple), et aussi de ses tropismes, lesquels expliquent les contrées où il voyage : « J’ai toujours eu un penchant pour les limites et leurs habitants. » Plus qu’un « citoyen du monde », formule aussi creuse qu’éculée, Eric Faye se veut un « piéton du monde », même si son mode de transport favori est le train. Il est surtout un authentique écrivain, dont le voyage irrigue toute l’œuvre, et un voyageur qui, partout où il passe, recherche la trace et les souvenirs de ses illustres prédécesseurs : ici, Romain Gary, né Kacew à Vilnius, Kafka honteusement « merchandisé » à Prague, Pessoa en villégiature aux Açores, Simenon à Porquerolles, ou encore Steinbeck en Californie…
Et l’on se réjouit quand Eric Faye, qui a un côté policé et bien élevé, se lâche. Quand il s’évoque adolescent anticapitaliste et sympathisant communiste, quasi altermondialiste, et qu’il l’est resté. Quand il dénonce la vulgarité du tourisme de masse, vecteur de l’impérialisme américain déguisé en « globalisation », de la « mondialisation par la médiocrité ». Ou encore quand il raconte quelques-unes de ses mésaventures. Par exemple cette fois où, alors qu’il traînait son hüzün, son spleen, à Istanbul, et qu’il cherchait un peu de réconfort dans un verre de raki, il s’est avéré que l’anisette avait été mélangée à la « drogue du violeur ». D’où un blanc total sur la fin de la soirée et de la nuit. Qu’on se rassure, le restaurateur indélicat n’a pas abusé de notre ami, il l’a en revanche allégrement dépouillé de son portefeuille et autres impedimenta ! Il y a encore cette cocasse tournée de conférences en Slovaquie, où chaque étape est plus calamiteuse que la précédente : rendez-vous ratés, interventions décalées à la dernière minute d’où salles vides, public non seulement clairsemé mais totalement ignare…
Petites humiliations que chaque écrivain a connues, et pas seulement à l’étranger. Des galères de peu de conséquences, même si, sur le moment, ça énerve. Et même un placide comme Eric Faye, qui conserve en toutes circonstances son flegme et une espèce de fatalisme, renforcés par le fait de savoir que, au cours d’un voyage, chaque rencontre ou chaque péripétie est aussi importante que le lieu où l’on se rend. Et finalement, pourvu qu’on ait le talent et le souffle, tout fera œuvre. C’est le cas avec ce Somnambule dans Istanbul qu’on a plaisir à suivre pas à pas : à la place d’un tigre dans son moteur, Faye, marcheur convaincu, a mis un podomètre à sa ceinture. J.-C. P.