Au tournant du siècle dernier est apparu un phénomène nouveau : l'adulescent, un adulte avec tous les signes extérieurs de l'immaturité : casquette, baskets, sweat à capuche, sabir de jeune. C'était un type atteint de néoténie, tel l'axolotl, ce batracien qui garde ses juvéniles branchies une fois sorti de l'eau et se reproduit à l'état larvaire. Aujourd'hui, on parle de « quinquado » (mot portemanteau composé de « quinquagénaire » et « ado »), un avatar du même au mitan de sa vie ? Humain trop humain ! L'espèce humaine (les deux genres compris, quoique l'atermoiement susmentionné soit plutôt observable chez le mâle) est condamnée à ne pas vouloir grandir et à être accro à sa jeunesse. Qui a lu Gehlen ne s'en étonnera point.
Arnold Gehlen (1904-1976), champion de l'anthropologie philosophique aux côtés de Max Scheler et Helmuth Plessner, dépeint l'homme comme une sorte de grand prématuré défectueux, une espèce « pas finie » à l'intelligence inadaptée au milieu hostile où il naît, dotée d'une conscience surnageant dans un océan de données-stimuli parmi lesquelles il doit faire le tri (notion de « délestage »). Grand lecteur de Schopenhauer, anti-métaphysicien (nulle essence de l'humanité préétablie, l'homme c'est son action même), anti-rousseauiste (l'homme est par nature culturel), hobbesien (l'homme est un loup pour l'homme), anti-darwinien (pas de gradation entre le singe et l'homme mais césure abyssale), freudien (l'homme est un être de pulsions), ce farouche critique de la modernité est un incontournable de la pensée contemporaine allemande. Son grand œuvre L'homme : Sa nature et sa position dans le monde est enfin traduit. Pourquoi tout ce temps ? Professeur d'université, Gehlen a fait toute sa carrière sous le IIIe Reich. Il est ultra-réactionnaire : mieux vaut l'ordre à l'autonomie de l'individu, qui ne conduit qu'au chaos.
Au-delà de son « tropisme institutionnel », souligne le traducteur Christian Sommer dans son excellente présentation, le philosophe et sociologue a produit une pensée originale, est aussi bien lu par Arendt qu'Adorno ou Habermas. La révolution copernicienne de Gehlen est dans la question qui fonde sa philosophie, qui ne sera plus celle de la tradition occidentale : « Qu'est-ce que l'homme ? » mais « que fait l'homme ? ». Total changement de paradigme, adieu l'Etre, seule l'action intéresse Gehlen. Comment se fait-il que cette aberration biologique, un organisme dépourvu d'instincts et de protections naturelles jeté au sein d'un environnement inhospitalier, survive à son milieu ? Parce que n'ayant pas de milieu justement, ni d'instincts qui le dirigent, il doit en permanence s'adapter et se projeter dans l'avenir. L'homme se définit par sa déficience. C'est Prométhée, mais manchot, et ça lui donne sans doute des ailes.
L'homme : sa nature et sa position dans le monde - Traduit de l'allemand par Christian Sommer
Gallimard
Tirage: 4 000 ex.
Prix: 35 euros ; 608 p.
ISBN: 9782070137862