Le premier livre de Mathieu Lindon, écrivain, journaliste à Libération, mais aussi fils de Jérôme Lindon (l’homme qui sublimé les éditions de Minuit) était intitulé Nos Plaisirs. Il est surtout paru en 1983 chez… Minuit et sous le nom, de Pierre-Sébastien Heudaux ; en clair, sous celui de Pseudo…
Toute fin 2018, est parue aux États-Unis, une passionnante étude de Christopher L. Miller sur les pseudonymes. Impostors, Literary Hoaxes and Cultural Authenticity (édité par The University of Chicago Press), est largement consacré à la littérature française, en particulier à Jack-Alain Léger, alias Paul Smaïl pour un série de romans à succès, alias Dashiell Hedayat pour ses premiers livres chez Bourgois, alias Melmoth, alias Eve Saint-Roch (et tant d’autres...) - dont je suis l’exécuteur testamentaire.
Miller analyse bien entendu le cas Romain Gary/Émile Ajar, celui de J. T. Leroy ou encore de Mérimée.
Car le procédé du pseudonymat ou de l’anonymat est éprouvé. L’accumulateur de livres clandestins que je suis tire son plaisir autant de la possession que de la « mise en fiches ». L’insomnie permet de peser, soupeser, sentir, toucher, consulter les exemplaires mystérieux, ce qui pour un seul chenapan, peut conduire à plusieurs nuits d’investigation et de spéculations.
Contourner la censure
Certains ouvrages sont simples à repérer et à cataloguer : leurs éditeurs, candides ou confiants, n’ont pas vu la sentence venir et ont commercialisé officiellement, avant de finir au tribunal, en prison ou de passer – car la censure, on l’a compris, est incohérente et imparfaite - à travers les mailles du filet. Mais les vrais pornographes, les factieux, les rebelles, les anti-cléricaux ont vite appris les vertus de la publication « sous le manteau ». Les livres qu’ils ont fait imprimer sont conçus pour dérouter les autorités, incarnées en première ligne par la maréchaussée.
Mais, surtout dans le domaine des curiosa, le nom de l’auteur est bien souvent un pseudonyme, quand le volume ne sort pas sous couvert du total anonymat. Certains artifices, jouant de l’anagramme, sont simples à découvrir : Ollican, qui s’affiche comme l’auteur du Traité des eunuques, désigne Charles d’Ancillon. Le « pseudo » prend parfois des allures plus taquines, de Tap-Tap à P.-D. Rast, d’Olga du Braquemart à Rose Londres (qui dissimule… Pierre Gripari).
Le faux patronyme peut aussi disparaître ou changer avec le temps et les retournements de régime. La « mission » - quasi christique… - du bibliophile, qui traque la vérité pour l’égoïste/cachotier qu’il est parfois ou la prêcher auprès de ses pairs, est alors soudainement facilitée ou devient (selon la formule consacrée) « impossible ».
Le cas Aveline
J’ai ainsi réuni aisément dans un seul emboîtage les trois éditions successives de Le Temps mort de Claude Aveline : la première est signée Minervois, et est due aux éditions de Minuit en 1944. La deuxième, du même éditeur, mais cette fois imprimée en 1945, comporte le nom de Claude Aveline. La dernière a été publiée en 1946 par Minuit/La Renaissance du livre, sous forme de semi-reprint de l’originale clandestine. Heureusement, peu de temps perdu pour ce si beau et espiègle Temps mort.
Mais je cherche toujours à deviner l’identité de l’auteur du sulfureux Canapé couleur de feu. Le Canapé appartient aux écrits fondateurs de la littérature de « transformations », née de l’influence des contes orientaux sur les auteurs européens et en particulier sur les romanciers libertins du XVIIIe siècle. L'identité de l’écrivain du Canapé a été sans cesse contestée. Celui-ci a d’abord été attribué au dramaturge et poète Jean-Baptiste-Louis Gresset, avant d’être restitué à Fougeret de Montbron, auteur du tout aussi émoustillant Margot la ravaudeuse. Mais Montbron, né vers 1706, aurait à peine su lire et écrire en 1714… Le mystère reste entier et les exégètes divisés.
Les meilleurs écrivains ont presque tous voulu éprouver leur don en se cachant derrière l’anonymat ou des pseudonymes.
Ce jeu n’est pas conséquences juridiques.
Le droit au respect du nom – un des attributs du droit moral - n’impose nullement à l’auteur une totale transparence. Il peut choisir de conserver l’anonymat ou de publier sous pseudonyme. Mais l’auteur qui n’a pas manifesté de volonté contraire durant l’élaboration de l’ouvrage ne peut demander en référé la suppression de son nom d’un ouvrage collectif pour le cas où l’orientation de celui-ci ne lui conviendrait plus.
En revanche, l’éditeur ne peut révéler le nom véritable de l’auteur qui a choisi de se cacher sous pseudonyme. En cas de révélation par son éditeur, l’auteur pourra obtenir facilement en justice la résiliation du contrat d’édition aux torts de l’éditeur. Auteur et éditeur doivent néanmoins être conscients des importantes conséquences juridiques qu’entraîne le recours à l’anonymat ou au pseudonyme.
Qu’il s’agisse d’un pseudonyme ou du patronyme de naissance, le choix d’un nom de plume peut également devenir un problème juridique.
En témoigne une jurisprudence plutôt étonnante et savoureuse.
Droit presque comparable
La loi du 6 Fructidor an II interdit à tout citoyen de porter d’autres nom et prénom que ceux de son acte de naissance. Mais l’utilisation d’un pseudonyme dans le cadre d’une activité littéraire ou artistique est autorisée, sous réserve de ne pas attenter aux droits d’autrui. Une fois établi, le pseudonyme confère à celui qui le porte un droit presque comparable à celui que tout un chacun possède sur son patronyme de naissance. Mais là encore, la réactivité face à la concurrence est essentielle.
À l’occasion de la sortie d’un roman sous le pseudonyme de Lec, la cour d’appel de Paris, le 8 juillet 1949, a estimé qu’« il est admis que lorsqu’un pseudonyme est répandu dans le public et attaché par un long usage à la personne qui en fait le choix, le tiers dont il constitue le nom patronymique ne peut enjoindre de le délaisser, alors surtout que ce nom patronymique a fait la renommée de celui qui l’a créé et qu’il n’a été, pendant de longues années, l’objet d’aucune revendication, ni d’aucune protestation ». En l’occurrence, Le Lec qui poursuivait un Lec avait lui-même abandonné son propre nom. Les juges ont ainsi relevé que « si Le Lec, après avoir publié sous son nom trois plaquettes de vers de 1924 à 1928, a fait paraître un roman en 1927 et un autre en 1929, […] par la suite, Le Lec a choisi le pseudonyme de Yann Le Cœur et s’est spécialisé dans la production de romans populaires ».
Sosies patronymiques
L’affaire la plus éloquente a été tranchée le 7 décembre 1955 par le tribunal de grande instance de Paris entre deux Bernard Frank : « Poulailler, homme de lettres, connu sous le pseudonyme de Bernard Frank a […] fait assigner Bernard Frank, également homme de lettres, afin qu’il lui soit interdit sous astreinte d’utiliser son nom pour publier aucun ouvrage, aucun article ou pour prononcer aucune conférence publique ».
Les magistrats ont donc commencé par examiner le premier Bernard Frank : « Poulailler, qui avait servi comme officier dans la marine marchande puis, pendant les hostilités, dans la marine de guerre, s’est, à partir de 1920, consacré à la littérature sous le pseudonyme de Bernard Frank, composé avec son prénom usuel et avec le prénom d’un parent qui, comme lui, avait été marin; […] il a publié chez divers éditeurs et notamment chez Flammarion des ouvrages consistant pour la plupart en récits de voyages et d’aventures maritimes; […] il s’est livré également à une activité de conférencier. » « Au mois de mars 1953, les éditions de la Table ronde ont publié sous le nom de Bernard Frank un livre intitulé Géographie universelle. »
Ils ont ensuite procédé à une comparaison littéraire audacieuse: « Si les juges peuvent parfois être amenés à contraindre un individu à adjoindre à son nom, dans l’exercice de son activité littéraire ou artistique, une particularité propre à éviter tout préjudice à celui qui, antérieurement, a acquis sous ce nom, pris comme pseudonyme, une réelle notoriété, une telle mesure ne saurait se justifier en l’espèce. […] Il convient en effet de relever qu’une différence d’âge de plus de 40 ans existe entre les deux écrivains; […] depuis le début de sa carrière, Poulailler s’est surtout consacré à un genre littéraire auquel sa vie antérieure et ses voyages l’avaient spécialement préparé. […] dans ses livres comme dans ses conférences, il s’est principalement attaché à exalter les hauts faits de la marine et en particulier de la marine française. […] Bernard Frank, au contraire, est entré dans la vie littéraire sous le patronage de Jean-Paul Sartre; […] ses livres sont des études de la vie contemporaine traitées dans un esprit tout autre que celui qui anime l’œuvre de son adversaire. […] ils reflètent même des conceptions philosophiques, politiques et littéraires diamétralement opposées à celles qui sont à la base des ouvrages du demandeur. […] ainsi, malgré l’identité du nom qui figure sur la couverture des livres des deux auteurs, les risques de confusion par le public sont certainement faibles. »
Enfin, les aléas de la vie de couple s’accommodent parfois assez mal du choix d’un nom de plume. Le 10 février 1981, le tribunal de grande instance de Paris a ainsi interdit à une journaliste de continuer de publier des livres sur les « femmes d’ennemis publics », en utilisant le nom de son ex-mari. Les juges ont souligné que « de toute manière, Isabelle Dumas aurait-elle acquis, comme écrivain, le droit d’user du patronyme des consorts de Wangen, elle ne saurait pour autant outrepasser les limites qu’impose, à l’exercice, des droits de la personnalité d’autrui. […] il est indéniable que le nom des demandeurs s’est trouvé, par l’abus qu’en a fait la défenderesse, à diverses reprises mêlé à une évocation complaisante et tapageuse de la vie des criminels de droit commun ».
Le droit a dit ; et le reste – c’est-à-dire l’essentiel - n’est que littérature.