Événement

Québec : La longue marche vers le prix réglementé

Dans les allées du Salon du livre de Montréal. - Photo FABRICE PIAULT/LH

Québec : La longue marche vers le prix réglementé

Du 14 au 19 novembre, le Salon du livre de Montréal a été l'occasion pour des professionnels du livre réunifiés de faire rebondir leur campagne pour une nouvelle législation plafonnant les rabais. Une urgence alors que le marché québécois du livre marque le pas.

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Par Fabrice Piault
Créé le 30.10.2014 à 11h36 ,
Mis à jour le 10.12.2014 à 11h41

Vendredi 16 novembre ils sont une bonne centaine, dans la salle numéro 1, sur la mezzanine qui surplombe le très effervescent Salon du livre de Montréal, place Bonaventure. Editeurs, diffuseurs-distributeurs, libraires, bibliothécaires, auteurs, rassemblés depuis le mois d'août dans la coalition "Nos livres à juste prix" (1), se félicitent de leur première victoire. Le 31 octobre, la nouvelle Première ministre, Pauline Marois, a annoncé une commission parlementaire sur "la pertinence d'une loi sur le prix unique du livre et de ses impacts", pour "appuyer [les] auteurs, éditeurs et libraires". Pour Jean-François Bouchard, le président d'une Association nationale des éditeurs de livres (Anel) tout juste réunifiée (voir p. 14), la réglementation du prix du livre est "un combat national au service de la culture nationale". Son confrère de l'Association des distributeurs exclusifs de livres en langue française (Adelf), Pascal Chamaillard, souligne que "le caractère prototypique de l'industrie du livre impose une réglementation", et Serge Poulin, président de l'Association des libraires du Québec (ALQ), pointe qu'il est "très difficile pour les libraires de contrecarrer la concurrence des grandes surfaces par leurs propres moyens".

Réunis au salon du livre, de g. à d. : Pascal Chamaillard, président de l'Adelf (distributeurs), Jean-François Bouchard, président de l'Anel (éditeurs), et Serge Poulin, président de l'ALQ (libraires).- Photo FABRICE PIAULT/LH

CRÉER LE CONSENSUS

Préparée par un rapport sur lequel chacun pourra réagir, la commission parlementaire pourrait se réunir à partir de février dans la perspective d'une loi en mai ou juin, espère Pascal Chamaillard. Il s'agit maintenant de "créer le consensus politique et social qui permettra une loi sur le prix réglementé, plaide Jean-François Bouchard. La coalition professionnelle a prévu de contacter à la fois chaque parti et chaque parlementaire individuellement. Elle doit aussi convaincre le public. "Le prix réglementé est dans l'intérêt du consommateur ; il faut que le libraire continue à gagner sur les best-sellers pour pouvoir proposer le reste de la production à un prix raisonnable", estime le président d'HMH, Hervé Foulon. Serge Poulin annonce pour l'hiver une "grosse campagne de l'ALQ pour promouvoir la librairie et mettre en valeur son rôle en termes de conseil, de dynamisation des quartiers et des régions, de promotion de la bibliodiversité, d'accès à la production, de référence humaine à l'heure du tout technologique", avec un budget de 125 000 dollars (98 000 euros).

DÉJÀ EN 1998

Ce n'est pas la première fois qu'une réglementation du prix du livre est envisagée au Québec. Déjà, en avril 1998, à l'initiative du gouvernement de Lucien Bouchard, dans lequel Louise Beaudoin était ministre de la Culture, un "Sommet du livre et de la lecture" avait proposé, parmi un ensemble de mesures, l'introduction d'un prix unique du livre. Mais si l'ALQ y était favorable, "les éditeurs étaient partagés", se souvient le président d'alors de l'Anel, Pascal Assathiany, directeur général du Boréal et président de Dimedia. Après une commission présidée par Pierre Lespérance, président du groupe Sogidès, la commission Larose a à son tour préconisé, en octobre 2000, de légiférer pour le prix unique du livre. Mais "il n'y a pas eu de volonté politique, d'autant que la pression du milieu du livre n'était pas suffisante", déplore Pascal Assathiany.

Aujourd'hui, la profession a l'avantage d'être largement unie pour obtenir une loi, même si Blaise Renaud, le P-DG de Renaud-Bray, la principale chaîne de librairie (25 % du marché), ne cache pas qu'il est "contre le prix réglementé", fustigeant une campagne qui attire "juste avant Noël" l'attention du public sur les différences de prix alors que "les gens ne savent pas que les livres sont moins chers chez Costco qu'en librairie". Dès l'été 2009, "l'Adelf a développé un argumentaire à partir de toutes les études et expériences existantes partout dans le monde", rappelle Pascal Chamaillard, qui souligne qu'"avec les études de l'universitaire britannique Francis Fishwick, ce sont les exemples anglo-saxons qui ont le plus fait évoluer les distributeurs". En octobre 2009, une assemblée extraordinaire de l'Adelf s'engage à une forte majorité. A partir de novembre 2010, six mois après que l'Anel s'est à son tour prononcée, un groupe de représentants des éditeurs, des distributeurs et des libraires travaille sur les modalités et s'entend sur le principe d'un plafonnement à 10 % pendant neuf mois des rabais sur les nouveautés, validé au printemps 2011 par les associations. En juillet de la même année, la ministre de la Culture libérale, Christine Saint-Pierre, ouvre un chantier sur le prix du livre qui débouche sur une "Table de concertation" en décembre. Mais le dossier s'enlise, probablement victime de pressions en coulisses. Et le contexte politique troublé, avec le "printemps érable" et la perspective d'élections provinciales finalement organisées le 4 septembre, achève de l'engluer, incitant les professionnels à relancer avec succès pendant l'été 2012 la campagne "Nos livres à juste prix".

"C'EST DUR POUR LES LIBRAIRIES

Pour la plupart des éditeurs et des libraires québécois, la réglementation du prix est devenue une urgence. De l'avis général, l'année 2012 est la plus mauvaise qu'ait traversée le marché du livre depuis fort longtemps. "La production est toujours plus importante pour un marché qui n'augmente pas", constate le directeur du groupe Ville-Marie (Québecor), Martin Balthasar, qui ajoute que "c'est dur pour les librairies, même si les plus dynamiques, qui travaillent leur image et enrichissent l'expérience d'achat par l'aménagement et les animations, s'en sortent bien". Au premier semestre, les ventes au détail auraient reculé de 5,2 %, d'après les données BTLF/Gaspard. "Nous avons d'abord subi l'impact des grèves étudiantes, puis celui des élections après lesquelles tout s'est encore figé pendant un mois", relate Florence Noyer, directrice générale de Gallimard Canada. "Le "printemps érable" a eu un impact fort, même si on ne peut pas le mesurer exactement", confirme le P-DG des guides de voyage Ulysse, Daniel Desjardins. "Les libraires sont peu patients sur les retours qui, très élevés, tournent autour de 30 %, 3 à 4 points de plus que l'an dernier", regrette le directeur général d'Hachette Canada, Christian Chevrier. "La réglementation ne réglera pas tout, mais elle apportera une bouffée d'oxygène dans un marché fragile", estime Stéphane Masquida, directeur commercial chez le diffuseur-distributeur ADP (groupe Québecor).

RELÈVE DES GÉNÉRATIONS

>Pour la première fois cette année, selon Serge Poulin, alors qu'il n'y a eu que deux créations, sept librairies ont fermé, dont trois depuis la fin d'août. Un chiffre qui tranche avec les seize fermetures enregistrées au total sur dix ans. Il s'agit de librairies moyennes : une succursale de la librairie Clément Morin à Shawinigan, la librairie La Foire du livre à Saint-Jean-sur-Richelieu, La Boutique du livre et La Campaniloise à Québec, L'Odyssée express à Joliette, Fortier à Saint-Eustache et Note à la page sur l'île d'Orléans. Mais au-delà, "une étude réalisée en 2007 montrait que 60 % des propriétaires de librairies disaient vouloir prendre leur retraite dans les cinq à dix années suivantes", rappelle Katherine Fafard, directrice générale de l'ALQ. Certes, en 2012, la chaîne Renaud-Bray aura ouvert trois succursales cette année à Grandby, Beauport et, début décembre, la 29e à Trois-Rivières. Mais, symptomatiquement, la question de la relève des générations a donné lieu, vendredi 16 novembre, a un atelier professionnel très couru au Salon du livre de Montréal. "Qui parmi vous serait intéressé à reprendre une librairie", a demandé à l'assistance Alexandre Bergeron, de la librairie Larico, à Chambly. Aucun doigt ne s'est levé.

(1) Voir Noslivresajusteprix.com et nos informations sur Livreshebdo.fr.

L'heure du décollage numérique

 

En un an, les éditeurs québécois ont rattrapé leur retard numérique sur leurs confrères français. Grâce en particulier aux achats des bibliothèques, les ventes digitales ont pris leur envol en 2012.

 

Trois sites Web, Renaud-Bray, Archambault et Ruedeslibraires.com, captent les trois quarts des ventes de livres numériques au Québec.- Photo OLIVIER DION

Président du distributeur Dimedia et par ailleurs directeur général des éditions du Boréal, Pascal Assathiany en est lui-même surpris : "En un an, notre activité numérique démarrée en septembre 2010 a été multipliée par 6 pour atteindre 3 % des ventes", confie-t-il. 90 % des nouveautés mises sur le marché par Dimedia sortent simultanément en version numérique, et le catalogue numérique du distributeur propose 2 570 PDF et 2 052 ePub venus d'éditeurs québécois, de Volumen, d'Harmonia Mundi et de Payot. Chez Québec/Amérique, qui peut se prévaloir d'une activité numérique de longue date et développe avec succès des applications de référence - dont un Dictionnaire visuel du corps humain bien placé sur iPad et iPhone -, le livre numérique pèse près de 5 % du CA total, et l'ensemble des produits et services numériques 20 %. "En 2012, pour la première fois, le numérique est rentable, remarque >Caroline Fortin, directrice générale, et c'est heureux car le marché du livre papier est de plus en plus difficile."

D'AUTRES TYPES DE LECTEURS

"Le numérique permet de toucher d'autres types de lecteurs, qui achètent nos produits alors qu'ils ne sont ni acheteurs de livres ni clients des librairies", renchérit le P-DG d'Ulysse, Daniel Desjardins. Sur les douze derniers mois, l'éditeur de guides de voyage a réalisé avec le livre numérique, en vendant aussi bien ses titres complets que des chapitres, 4,5 % de son chiffre d'affaires, soit deux fois plus qu'au cours des douze mois précédents.

D'après Clément Laberge, vice-président de De Marque, qui a bâti dès février 2009 avec et pour les éditeurs québécois l'entrepôt numérique Anel-De Marque, et qui est par ailleurs en France le prestataire de la plateforme Eden Livres, "l'essentiel des nouveautés de l'édition québécoise paraît aujourd'hui en numérique en même temps que sur papier. La moitié des titres sont accessibles en ePub, et les livres illustrés sont généralement disponibles en PDF", précise-t-il, s'étonnant que ce format soit mis de côté en France alors qu'"il existe un vrai marché en PDF". Pour lui, avec l'arrivée de nouveaux éditeurs et de nouveaux titres, et le développement naturel du marché, "les ventes quadruplent chaque année". Alors que "tous les leviers du décollage du marché ne sont pas encore réunis puisque Amazon numérique n'est pas attendu au Québec avant décembre, qu'Apple n'a pas véritablement de boutique québécoise et que Kobo n'a pas noué un accord avec une grande chaîne, on mesure déjà l'impact d'émissions de télévision sur les ventes, assure-t-il. Et cela va s'accélérer en 2013".

La production française, elle, ne participe que très modestement au décollage. "Nous proposons plus de 4 000 titres numériques, diffusés partout, mais les ventes sont encore dérisoires", observe la directrice générale de Gallimard Canada, Florence Noyer. Chez ADP (groupe Québecor), partenaire de la e-plateforme d'Editis-Interforum, les ventes numériques n'atteignent pas non plus les 2 %. Le décalage serait dû, dans une large mesure, au refus des Français d'autoriser le prêt numérique de leurs fichiers. Car les achats des bibliothèques, qui, en vertu de la "loi 51" appliquée au livre imprimé comme au digital, s'effectuent obligatoirement par l'intermédiaire des libraires, jouent un rôle essentiel dans le décollage du marché du livre numérique au Québec. "Les éditeurs français n'acceptant pas encore le prêt de leurs fichiers, c'est même une manne pour les éditeurs québécois", remarque Gilda Routy, directrice de la division du livre de Bayard Canada.

Les conditions du prêt numérique ne sont pourtant pas encore établies. Pour l'instant, un accord provisoire, signé pour un an en décembre 2011, permet aux bibliothèques de pratiquer, avec un système chronodégradable, jusqu'à 100 prêts non simultanés par exemplaire numérique. Mais les éditeurs sont nombreux à juger ses dispositions exorbitantes. Chez Québecor, "personne n'a signé cet accord provisoire", indique même Johanne Guay. Vice-présidente édition du groupe Librex, elle participe, en tant qu'administratrice de l'Association nationale des éditeurs de livres (Anel), à la négociation en cours d'un nouveau dispositif. Celui-ci pourrait, entre autres choses, plafonner le nombre de prêts à 50.

VENTE EN LIGNE

Les Librairies indépendantes du Québec (Liq) ont été parmi les premières à s'organiser, via leur site de vente en ligne Ruedeslibraires.com, pour les ventes numériques aux bibliothèques. Elles développent aussi leurs ventes de livres numériques au public, mais sont concurrencées par les sites des chaînes Archambault (groupe Québecor) et Renaud-Bray. "Nous avons développé notre offre depuis un an", explique Blaise Renaud, le P-DG de Renaud-Bray, dont le catalogue numérique de 35 000 titres ne produit pas pour l'instant plus de 1 % du chiffre d'affaires total, quand la vente en ligne de livres imprimés atteint, elle, 7 %. Si ces trois opérateurs concentraient les trois quarts des ventes numériques, Apple et Kobo capteraient déjà le reste. En attendant Amazon et son Kindle.

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