Livres Hebdo : La suite du Grand Monde en 2022 et du Silence et la Colère en 2023, paraît enfin. On s’impatientait, pourquoi cette interruption de deux ans ?
Pierre Lemaitre : Parce qu’il me faut presque 18 mois pour écrire un livre et que je ne peux pas en faire paraître un par an. Le plus judicieux était de séparer la tétralogie en deux diptyques. Nous avons donc deux livres en deux ans, un trou de deux ans, et à nouveau deux livres en deux ans. Il y avait plusieurs choix possibles, mais par rapport aux libraires, c'est ce qui me semblait de mieux. En outre, je ne suis pas mécontent d’avoir suscité un peu de désir !
Pourquoi avoir choisi précisément 1958 et 1959 pour ce troisième volet ?
C'est extrêmement prosaïque. Dans une saga, on est prisonnier de la temporalité des personnages. Alors il faut mettre le curseur là où on en a besoin par rapport à l'aventure que l'on veut raconter. Pour moi, il fallait que ce soit à peu près cette période, j'ai regardé ce qui s'était passé dans l'histoire, j'ai trouvé Khrouchtchev, la déstalinisation, c’était bon. Et puis, il y a aussi le fait que cette tétralogie était à l'origine une trilogie.
« Au départ j'avais une idée d’une élégance formelle impitoyable : j’allais former un triangle de trois trilogies de trente ans »
Pourquoi avoir ajouté un tome ?
Au départ j'avais une idée d’une élégance formelle impitoyable : j’allais former un triangle de trois trilogies de trente ans. Celle de l'entre-deux-guerres, dite « Les Enfants du Désastre », qui commençait par Au-revoir Là-haut, lequel a reçu le prix Goncourt, puis celle des Trente Glorieuses, en cours, et enfin, à venir, les 30 années de crise. Formellement c'était magnifique. Sauf qu’une fois terminé Le Grand Monde, je me suis rendu compte que j'avais un énorme problème : mes personnages prenaient dix ans entre chaque volume. Je ne les reconnaissais plus moi-même, alors imaginez la lectrice ou le lecteur… J'ai opéré une double manœuvre : augmenter le nombre de livres tout en raccourcissant leur durée. Au lieu de couvrir 1948-1975, la tétralogie s’ouvre en 1948 et finira en 1963. Ainsi, seuls quatre ou cinq ans s’écoulent entre chaque livre.
Qu’avez-vous voulu mettre en lumière concernant cette période ?
D’abord une certaine résonance avec notre époque. Lorsque Poutine brandit la menace nucléaire, depuis l'Ukraine, il est parfaitement synchrone avec la manière dont Khrouchtchev nous menaçait avec la bombe atomique. Ensuite, les historiens conviennent que le siècle commence à la fin de la Première Guerre mondiale et se termine en 1989, avec la Chute du Mur de Berlin. Ce qui change en 1989, c'est que le monde qui était axé entre l’Est et l'Ouest va devenir axé Nord-Sud. C'est ça, le grand renversement des années 90. La fin du communisme fait que les plaques tectoniques de la géopolitique vont se déplacer. Alors pour retracer ma petite histoire du XXe siècle, il fallait que je mette en scène, quelque part, cet axe, qui sera renversé à la toute fin de la saga.
« J’ai fait un roman historique avec les outils du polar »
Vous faites référence à John Le Carré, mais ce livre n’a rien à voir avec un roman d'espionnage ?
Je suis en effet un grand fan de Le Carré, mais c'est souvent trop compliqué pour moi. Alors Un avenir radieux est tout sauf un roman d’espionnage. Il est question du Renseignement, mais j’ai réduit la trame à une question très simple : il y a trois suspects, lequel est le coupable ? J'ai réduit ça à l'os. Le vrai sujet, c'est la survie de mon personnage François, le fils Pelletier. Il est journaliste, il se retrouve envoyé à Prague, de l’autre côté du Rideau de fer, pour une mission qui le dépasse. Et on sait que ça va mal tourner ! Dans le polar, et c’est vrai pour le roman d'espionnage, tout repose sur un système de suspense et de fausses pistes. J’ai fait ici ce que je fais depuis Au revoir là-haut : un roman historique avec les outils du polar.
Les hommes mènent l’action, mais les femmes dominent largement votre roman. Laquelle préférez-vous ?
Difficile de choisir. J’aime Colette, enfant traumatisée par une agression sexuelle, j’aime le tragique de Karla, qui confesse sa vie merdique, « au nom d'un homme dont elle n'arrive pas à se souvenir », mais aussi la manière dont Mine, l’épouse malentendante de François, parvient à surmonter sa crise de couple. Elle n'a aucun doute, et même quand elle en a, elle ne veut pas en avoir ; et ça, c'est une vraie preuve d'amour.
Quid de Geneviève, la perverse épouse du pauvre Jean ?
Geneviève permet de se décharger fantasmatiquement de plein de choses qu’on serait capable de faire. Sa méchanceté est libératrice pour les lecteurs. Mais si je peux être content d’une chose, c'est que j’ai réussi à rendre émouvant un homme qui se livre à des horreurs. Si on fait la somme des victimes de Jean, c'est un serial killer ! Alors que celle que vous dites perverse n'a tué personne, mais nous apparaît comme le monstre absolu.
C’est qu’on prend Jean en pitié, incapable d’échapper à sa famille qui continue de l’appeler « Bouboule » …
Bouboule a été fabriqué par son père, et ce modèle va s'imposer à lui. Mon hypothèse, c'est que la famille est la première institution qui rend fou. Après, c'est l'école, ensuite l'entreprise ou le mariage, selon les cas. La famille est le berceau de toutes nos névroses. On n’y échappe pas.