Le verdict est sans appel. Si l’on en croit les critiques littéraires, Pierre Lemaitre devrait remporter le Goncourt haut la main le 4 novembre. Il a en tout cas réuni 56 % des voix des dix-sept à qui nous avons demandé, commentaires à l’appui, qui, selon eux, «aura le Goncourt ?». Au revoir là-haut, publié chez Albin Michel, qui avait emporté son dernier Goncourt avec Jacques-Pierre Amette en 2003, rassemble selon eux les meilleurs atouts, largement devant Jean-Philippe Toussaint pour Nue (Minuit), le dernier volet de sa tétralogie, et Frédéric Verger avec son premier roman, Arden (Gallimard). En revanche, à la question «Qui mérite le Goncourt ?», six des dix-sept critiques , soit un bon tiers, répondent Nue de Jean-Philippe Toussaint, avec six voix contre trois pour Pierre Lemaitre.
Un roman « populaire »
Depuis neuf semaines dans nos listes des meilleures ventes, Au revoir là-haut atteint déjà un tirage de près de 100 000 exemplaires, preuve de sa grande popularité. «Populaire», donc, le roman également arrivé en tête du Palmarès Livres Hebdo des libraires (1) suscite toute une palette d’adjectifs élogieux : «ambitieux», «de qualité», «au style impeccable», «virtuose». Nos critiques soulignent en chœur son «efficacité» qui mêle «humour et tragique», avec l’usage des armes du roman noir dont il a su devenir en quelques titres une des grandes figures. «Page turner» comme La vérité sur l’affaire Harry Quebert de Joël Dicker (de Fallois, Le Livre de poche), qui est présent pour la 58e semaine dans notre liste des meilleures ventes depuis longtemps désertée par le précédent Goncourt (Le sermon sur la chute de Rome de Jérôme Ferrari, Actes Sud), il serait idéal pour «redonner une visibilité» légitime au fameux bandeau rouge qui se doit de «redevenir la marque du prix le plus prescripteur». Gage de sérieux littéraire : son auteur annonce qu’il entame avec lui une fresque ambitieuse sur le XXe siècle.
Les académiciens Goncourt auront-ils suivi les mêmes raisonnements ? A l’heure où nous publions cet article, la dernière sélection du prix n’est pas établie. Elle le sera le 29 octobre, avec l’ambition de ne garder que le meilleur de la rentrée littéraire. Les meilleurs, pour les critiques, ce sont donc Jean-Philippe Toussaint et Pierre Lemaitre qui recueillent, ensemble cette fois, 56 % des suffrages de la critique, le reste se répartissant entre Frédéric Verger, Sorj Chalandon, Laurent Seksik, Boris Razon et Jean Rolin, pourtant éliminé de la liste des Goncourt, aux côtés de Chantal Thomas, Karine Tuil et Sylvie Germain, citées ensemble, une fois. Mais c’est encore Pierre Lemaitre qui remporte les suffrages de 2 000 de nos internautes (voir p. 17), interrogés parallèlement sur ce même point, via le site Livreshebdo.fr, à partir de la première sélection du prix établie au début de septembre.
Sélectionné par quatre grands prix
Avant la proclamation, le 24 octobre, du grand prix du Roman de l’Académie française qui se jouait entre Capucine Motte, Christophe Ono-dit-Biot et Thomas B. Reverdy, et la nouvelle sélection de l’Interallié, révélée la veille après notre bouclage, 35 titres étaient encore en jeu pour les six grands prix d’automne (Goncourt, Renaudot, Femina, Médicis, Interallié et Académie française). Pierre Lemaitre tenait toujours la meilleure place dans les listes, seul auteur sélectionné par quatre grands prix (Goncourt, Renaudot, Femina, Interallié), devant Philippe Vasset (La conjuration, Fayard), en lice pour le Femina, le Médicis et l’Interallié, et Charif Majdalani (Le dernier seigneur de Marsad, Seuil) sur les listes des Renaudot, Femina et Médicis. Et loin devant Jean-Philippe Toussaint, aujourd’hui toujours sélectionné avec Laurent Seksik et Boris Razon par seulement deux des six grands prix (Goncourt et Femina), comme Frédéric Verger (Goncourt et Renaudot) et Karine Tuil (Goncourt et Interallié). Des sélections, en somme, qui concordent assez bien avec les pronostics de nos critiques. C’est un signe, non ?
(1) Voir LH 967, du 27.9.2013, p. 16.
Les critiques parient sur Pierre Lemaitre
Qui aura le Goncourt ? Et qui le mérite ? Dix-sept critiques littéraires se sont prêtés au jeu des pronostics. Le résultat est sans appel.
Sabine Audrerie
La Croix
Qui l’aura ? Je n’en sais rien.
Qui le mérite ? Frédéric Verger et son épatant premier roman, Arden (Gallimard), pour sa fantaisie et son épaisseur littéraires. Deux amis de jeunesse, un esthète aristocrate et un tailleur juif, inventent des opérettes dans ce lieu étonnant, au cœur de la Mitteleuropa : l’hôtel Arden. Frédéric Verger évoque la montée du nazisme et la guerre ? C’est de vérité, de beauté, d’art et d’amour qu’il nous parle, rendant hommage à Nabokov et à Lubitsch. Son roman semble classique et historique ? Tout y est moderne et divertissant. Ce que doit être le Goncourt, en somme.
Sylvain Bourmeau
Libération
Directeur adjoint de la rédaction de Libération et producteur de «La suite dans les idées» sur France Culture
Qui l’aura ? Jean-Philippe Toussaint, car je suis de tempérament optimiste.
Qui le mérite ? Jean-Philippe Toussaint, parce qu’il est l’un des plus grands romanciers français aujourd’hui et qu’il clôt un cycle magistral de quatre romans qui mérite le Goncourt. Nue (Minuit) peut d’ailleurs inciter à lire les précédents, mais on peut le lire indépendamment. Il vole pour moi très haut au-dessus des autres finalistes.
Nathalie Crom
Télérama, France Culture (« La dispute »)
Qui l’aura ? Je n’en sais rien.
Qui le mérite ? Jean-Philippe Toussaint sans hésiter. Parce que la beauté, l’intelligence, la parfaite singularité de Nue sont évidentes. Et que ce roman est l’épilogue d’une tétralogie qui est tout entière une merveille. Ou alors Chantal Thomas, dont L’échange des princesses concentre et relie admirablement les deux sujets sur lesquels elle est littérairement et intellectuellement passionnante : l’Histoire et l’enfance.
Bruno Corty
Le Figaro littéraire
Le journaliste vient d’être promu rédacteur en chef du supplément hebdomadaire, où il succède à Dominique Guiou.
Qui l’aura ? Frédéric Verger pour Arden. Ce serait le troisième premier roman de Gallimard qui remporterait le Goncourt, et sur les trois c’est celui qui a le plus de qualités, à la fois du style, de l’intrigue et de l’imaginaire.
Qui le mérite ? Toussaint pour l’ensemble de son œuvre et la qualité de son écriture.
Marie-Laure Delorme
Le Journal du dimanche
Qui l’aura ?Au revoir là-haut de Pierre Lemaitre, chez Albin Michel, parce que le succès va au succès.
Qui le mérite ?Palladium de Boris Razon, chez Stock, parce que l’auteur transforme la douleur en littérature et donc le malheur en bonheur, parce qu’il dit notre besoin d’histoires, parce que c’est le dernier premier roman de Jean-Marc Roberts qui adorait les prix.
Catherine Fruchon
RFI
Son magazine « Littérature sans frontières » revient le 27 octobre sur l’antenne de RFI tous les dimanches à 19 h 40.
Qui l’aura ? A ce jour, il y a trois auteurs en lice que j’aime beaucoup : Toussaint, Lemaitre et Chalandon. Et si je devais choisir, ce serait Sorj Chalandon pour Le quatrième mur, car c’est un formidable défi littéraire : mêler ses souvenirs personnels et très douloureux de la guerre du Liban avec l’espoir utopique de contrer la barbarie par le théâtre et une pièce hautement symbolique, Antigone, une collusion parfaitement réussie et servie par une écriture au couteau qui vrille le ventre à chaque instant.
Qui le mérite ? Même réponse.
Fabrice Gaignault
Marie Claire, Lire
Chef du service culture de Marie Claire et chroniqueur à Lire, Fabrice Gaignault prépare une biographie du rocker Vince Taylor à paraître fin 2014 chez Fayard. Son Dictionnaire de littérature à l’usage des snobs va par ailleurs être réédité en mars aux éditions Le Mot et le reste.
Qui l’aura ? Pierre Lemaitre. Il signe un grand roman historique assez consensuel, tout public, ce serait un Goncourt populaire.
Qui le mérite ? Jean-Philippe Toussaint. Cela couronnerait son œuvre, la fin d’un cycle, une écriture, un univers à la fois fantaisiste et très poétique, très sensible. J’aime la façon dont il parle des femmes.
Thierry Gandillot
Les Echos
Qui l’aura ? Pierre Lemaitre. Bien sûr, Jean Philippe Toussaint fait partie des favoris avec Nue. Et ce serait une façon pour les jurés Goncourt de saluer le dernier volet d’une brillante tétralogie, même si ce roman est plus faible que les précédents. Et surtout, il n’a de sel que si on a lu les trois tomes qui l’ont précédé. Avec Petites scènes capitales, ils pourraient aussi couronner Sylvie Germain qui nous donne là un de ses meilleurs romans, ce qui n’est pas peu dire. Mais je pense qu’ils feront le choix intelligent de couronner une œuvre à la fois populaire et ambitieuse. Ce serait une bonne façon de réconcilier le Goncourt avec le grand public.
Qui le mérite ? Pierre Lemaitre. Au revoir là-haut est un roman efficace au style impeccable, qui fait preuve à la fois d’un grand sens de l’humour et d’un vrai sens tragique. On ne lâche pas une seconde, ça galope, ça virevolte, ça grince, ça hurle et ça cajole. On ne connaissait pas cette histoire des trafics sordides de l’après-guerre de 14-18, trafics de places de cimetières, de cercueils et de monuments aux morts. Mais derrière la charge cynique qui le porte, le roman finit par nous toucher grâce à l’humanisme qui s’en dégage. Le roman va fouiller là où ça fait mal. Et ça fait du bien !
Laurent Goumarre
France 5, France Culture (« Le rendez-vous »)
Depuis la rentrée, son émission culturelle « Entrée libre » sur France 5 est également diffusée le week-end, dans une version plus longue de 26 minutes.
Qui l’aura ? Cela se jouera entre Pierre Lemaitre et Jean-Philippe Toussaint.
Qui le mérite ? Pierre Lemaitre. Après avoir été un excellent auteur de romans noirs, il passe à un autre genre mais dans lequel on trouve véritablement les ingrédients des romans noirs, après cinquante premières pages qui offrent une plongée magnifique dans la guerre. Chez lui, ça fonctionne très bien. Son écriture est virtuose. Chez Toussaint, je me suis ennuyé, j’ai un problème avec le délire d’imagination qui fonctionne à vide. Certes, il a des qualités de styliste mais la narration n’est pas à la hauteur et j’en ai ras le bol des exercices de style.
Emmanuel Hecht
L’Express
Qui l’aura ? Pierre Lemaitre.
Qui le mérite ? Ormuz de Jean Rolin, chez P.O.L. J’ai beaucoup ri en le lisant, c’est un livre plein d’humour et d’élégance, un petit bijou de marqueterie.
Olivia de Lamberterie
Elle, France 2, France Inter (« Le masque et la plume »)
Qui l’aura ? Je pense que Au revoir là-haut de Pierre Lemaitre va l’emporter. C’est un choix honorable et populaire qui récompensera un vrai « page turner », singulier sous bien des aspects. La limite du livre ? C’est un roman très bien fabriqué, mais fabriqué tout de même…
Qui le mérite ? Je trouve que les trois femmes présentes sur la deuxième liste, Chantal Thomas, Karine Tuil et Sylvie Germain, chacune dans son genre, ont écrit trois romans puissants et étonnants. C’est une rentrée littéraire dominée par les femmes, mais qui le dit ?
Aude Lancelin
Marianne
Qui l’aura ? Frédéric Verger avec son premier roman, Arden, parce que Jean-Philippe Toussaint, c’est pas si mal, mais c’est quand même juste du Robbe-Grillet en moins bien.
Qui le mérite ? Frédéric Verger, parce que c’est ce que nous avons lu de plus puissant sur la guerre et la paix depuis très longtemps. Et aussi parce que, manifestement, il n’en a pas grand-chose à faire du Goncourt.
Marie-Françoise Leclère
Le Point
Qui l’aura ? On parle beaucoup de Pierre Lemaitre, il a bien réussi sa conversion du polar au romanesque. Par ailleurs, la guerre de 14 est dans les têtes et, si je ne m’abuse, certains académiciens ne sont pas insensibles à l’histoire de la nation. C’est aussi un bon roman populaire, dans le bon sens du terme. On est face à quelque chose de grande qualité dont on tourne les pages. Tout cela me paraît convergent, mais d’autres sont aussi envisageables.
Qui le mérite ? La notion de mérite est absolument hors de propos, je n’ai pas envie de répondre.
Bernard Lehut
RTL
Chef adjoint du service culture de RTL, Bernard Lehut est responsable des livres dans « Laissez-vous tenter », qui se déplacera à Lourmarin le 29 octobre pour rencontrer Catherine Camus. Il publie le 31 octobre La bibliothèque idéale RTL aux éditions de l’Opportun.
Qui l’aura ? Au revoir là-haut de Pierre Lemaitre, parce que nous sommes à la veille du centenaire de 1914, que le livre est déjà un succès et que le Goncourt doit retrouver son rang de prix le plus prescripteur après deux millésimes aux ventes inférieures à la moyenne.
Qui le mérite ?Au revoir là-haut, parce qu’il s’agit, dans cette rentrée, du roman qui réussit le mieux l’alliage rare du littéraire et du populaire.
Grégoire Leménager
Le Nouvel Observateur
Outre les pages littéraires de l’hebdomadaire auxquelles il collabore depuis 2007, Grégoire Leménager, par ailleurs membre du comité de rédaction de la revue Labyrinthe, pilote le site Bibliobs.com
Qui l’aura ? Pierre Lemaitre. J’ai l’impression que le Goncourt aime récompenser un livre qui s’adresse à un public large, de manière à ce que son bandeau rouge s’affiche sur un maximum d’ouvrages. L’approche du centenaire de la guerre de 1914 pourrait également contribuer à en faire un Goncourt.
Qui le mérite ? Jean-Philippe Toussaint, ce serait un beau prix de consécration. Il figure avec Jean Rolin parmi les grands écrivains de cette rentrée. Il a su forger un style qui n’appartient qu’à lui.
Augustin Trappenard
Canal+, Elle, France Culture
Depuis la rentrée, il reçoit chaque jour un libraire, en partenariat avec Livres Hebdo, sur l’antenne de France Culture où il anime par ailleurs son « Carnet d’or ».
Qui l’aura ? Pierre Lemaitre, car après avoir sacré un roman exigeant l’année dernière, l’académie a tout intérêt à couronner un succès populaire. Pour qu’un prix reste le plus prestigieux, il faut qu’il soit le plus prescripteur.
Qui le mérite ? Jean-Philippe Toussaint, aux éditions de Minuit qui tardent à être récompensées ! Donner le prix au dernier tome de sa tétralogie, ce serait couronner un cycle romanesque de toute beauté, et l’idée que la littérature est avant tout un art.
Pierre Vavasseur
Le Parisien, France Inter, France Info
Responsable des pages livres du Parisien, Pierre Vavasseur est chroniqueur dans « Comme on vous parle », le mercredi sur France Inter, et dans « Débat culture », le vendredi sur France Info.
Qui l’aura ? Jean-Philippe Toussaint, car il faut bien récompenser une œuvre. Son livre boucle quelque chose et les Goncourt sont sensibles à cela, ils n’osent plus passer à côté d’auteurs ou d’œuvres médiatiquement célébrés. Ici il s’agit d’une vraie œuvre et d’une vraie plongée dans le sentiment.
Qui le mérite ? Laurent Seksik. Grâce à lui on connaît tout sur l’époque, sur Einstein et sa famille. Il se comporte en journaliste inspiré et sait toujours mettre en relief la part d’ombre d’une vie pour en faire un très grand roman. Même si son livre est considéré comme un essai, il mérite le Goncourt car c’est le roman d’une vie. <
Critiques : Lemaitre l’emporte haut la main
Répondant à la question « Qui aura le Goncourt ? », les critiques littéraires plébiscitent Pierre Lemaitre avec 9,5 votes. Celui-ci distance largement Jean-Philippe Toussaint avec 2,5 votes. Un résultat qui s’inverse dans les réponses à la question « Qui mériterait d’avoir le Goncourt ? » : 6 voix pour Nue contre 3 pour Au revoir là-haut.
Internautes : Karine Tuil juste derrière Lemaitre
A la question « Qui mériterait d’avoir le Goncourt ? », les internautes ont fourni sur Livreshebdo.fr des réponses à la fois proches (Lemaitre, Toussaint) et bien distinctes (Tuil) de celles des critiques. Ils avaient à choisir parmi les titres de la première sélection du Goncourt. Au total, plus de 2 000 de nos lecteurs ont voté.