Tout juste trentenaire, Raphaël Doan a déjà signé trois livres dont Le rêve de l'assimilation - De la Grèce antique à nos jours (Passés composés), qui lui a valu l'année dernière le Prix Montaigne. Il s'apprête à publier, chez le même éditeur, Si Rome n'avait pas chuté. Un ouvrage dans lequel il imagine que Rome s’est emparé de la modernité et a étendu son empire au monde entier grâce à la technologie. Pour créer et documenter cette histoire alternative, l'auteur s'est servi des ressources de l'intelligence artificielle. Une première que son éditeur revendique aussi.
Livres Hebdo : Vous êtes spécialiste de l’histoire romaine, auteur de plusieurs livres traditionnels* dans ce domaine et dans le même temps cofondateur du laboratoire Vestigia, qui se sert de l’IA pour « transmettre le goût de l’histoire ». Comment le projet de Si Rome n’avait pas chuté est-il né ?
R. D. : Bien que de formation littéraire, je suis, de longue date, passionné par le sujet des IA génératives, c’est-à-dire capables de produire du texte et des images. Quand j’étais étudiant, on m’expliquait en cours de langue qu’une IA ne pourrait jamais complètement traduire un texte car le bon sens, le contexte, ne se comprennent pas au seul prisme des règles de grammaire. On voit pourtant aujourd’hui que les modèles de langage, les LLM, y parviennent sur la base de rapports statistiques et de corrélations, avec un résultat très abouti. De là est née mon envie de proposer une uchronie imaginant un monde où l’empire romain ne se serait pas effondré parce qu’il aurait connu la révolution industrielle.
Comment les éditions Passés Composés ont-elles accueilli votre projet ?
R. D. : Elles ont été séduites par le concept de l’uchronie. Il ne s’agissait pas de faire de l’IA pour faire de l’IA, mais de s’appuyer sur elle pour bâtir un modèle de réalité alternative. Il est vrai aussi que c’est la première fois qu’une maison d’édition intègre de manière assumée l’IA dans le processus de création d’un livre. Il y a peut-être des exemples antérieurs, mais aucun éditeur ne l’avait jusqu’à présent revendiqué.
A quelles limites de l’IA avez-vous été confronté lors de la préparation de votre livre ?
R. D. : Le principal défaut des IA est qu’elles sont capables de produire des textes vraisemblables, mais qui commettent des erreurs ou des contresens. C’est particulièrement ennuyeux dans une matière comme l’histoire alors que ça ne l’est pas du tout pour une uchronie où tout est à inventer. J’ai pu demander à GPT-3, l’IA utilisée pour le texte, d’imaginer ce qui se serait produit si Héron d’Alexandrie avait inventé une machine à vapeur fonctionnelle, et donc si l’empire romain s’était saisi dès le début de notre ère de toutes les possibilités offertes par la technique.
A combien évaluez-vous votre contribution et celle de l’IA dans le résultat final ?
R. D. : Environ moitié/moitié. L’IA n’est pas appelée à remplacer les auteurs, ces derniers vont plutôt s’en emparer comme un adjuvant au processus créatif. J’ai utilisé l’IA comme une source de faits nouveaux alternatifs que je me suis ensuite chargé de commenter. Il m’a aussi fallu revoir le texte et enlever les répétitions.
Combien de temps avez-vous consacré à la rédaction ?
R. D. : Le travail préliminaire a été rapide car l’IA génère énormément d’idées en très peu de temps. Il a ensuite fallu mener un travail de couture pour assembler les différentes parties, éviter les incohérences et soigner les détails. Plutôt que de partir d’une page blanche comme pour l’écriture d’un livre traditionnel, je comparerais mon travail à celui d’un sculpteur exerçant son ciseau sur un bloc de marbre. La matière est là et préexiste, mais elle requiert une intervention humaine pour trouver à s’exprimer.
Votre livre est illustré et les images sont également produites par une IA...
R. D. : Les livres illustrés coûtent cher et sont longs à produire, en particulier pour un ouvrage qui a besoin d’illustrations très spécifiques. Pour ce projet, j’ai eu recours aux IA DALL-E, Stable Diffusion et MidJourney afin de générer deux types de contenus : d’une part de fausses images archéologiques et d’autre part des scènes de la vie quotidienne dans la Rome alternative. J’ai ensuite effectué un important travail de retouche via Photoshop pour gommer les imperfections et les invraisemblances.
Comment votre initiative est-elle perçue par vos collègues historiens ?
R. D. : Il y a toute sorte de réactions. Certains sont fascinés par les possibilités offertes par l’IA. D’autres redoutent que cette technologie entraîne la sortie de l’humain du processus de création. A ces derniers, je réponds que je n’ai pas été exclu du processus de création de mon propre livre et que l’IA permet la production d’ouvrages qui n’auraient pas été possibles dans un processus de création classique. De plus, l’écrit est une technologie en soi dont l’utilisation a suscité des réticences quasi similaires à celles qu’on voit aujourd’hui. Dans l’Antiquité, les détracteurs de l’écrit lui reprochaient de dévaloriser la mémoire.
Votre ouvrage s’adresse-t-il à un lectorat plus large que celui des livres d’histoire ?
R. D. : En tant que lecteur, j’ai toujours considéré l’histoire comme un voyage et une source d’exotisme. Mon livre, en ce qu’il propose de découvrir une civilisation disparue dans une réalité alternative, est une invitation au voyage qui propose de considérer les forces à l’œuvre dans l’histoire. Le grand sujet de Si Rome n’avait pas chuté est de savoir dans quelle mesure la technologie gouverne l’histoire. Je suis pour ma part enclin à penser que c’est un facteur capital. Les grandes révolutions reposent sur le progrès technique et l’on peut notamment se demander si l’esclavage n’a pas empêché le passage à la modernité des Romains.