Au moins deux ans après tout le monde, j’ai fini par me plonger dans le Bégaudeau. Je veux dire le livre, Entre les murs . Je n’ai pas vu le film. Mais je lis le livre. En Folio. Folio, qui reproduit sur la couverture la mention « Palme d’or » ; Folio, que l’on peut donc accuser au passage de port illégal de décoration, puisque la Palme d’or du festival de Cannes n’a pas été attribuée à un livre de François Bégaudeau, mais à un film de Laurent Cantet. Mais qui se soucie de ces distinguos d’un autre âge? La même couverture reproduit la photo des deux « pétasses » levant le doigt, photo que tout le monde connaît désormais, photo qui est devenue une icône, photo qui à la limite remplace à elle seule le livre et le film, photo qui dispense de lire et de voir, photo qui incarne et figure désormais tout ce qu’est en ce XXIe siècle l’éducation nationale, ou plutôt, parlons orwellien, l’Educnat . Car le Miniver n’a finalement jamais existé, mais l’Educnat existe. Bref, je lis le livre. A mon avis, il n’a aucun intérêt pour ce qu’il dit ou montre des élèves de ce collège sociologiquement défavorisé du XIXe arrondissement ; on savait déjà tout ça, au moins depuis le film d’Abdellatif Kéchiche, L’Esquive , qui avait même fait plus et mieux. Ce qui m’a intéressé en revanche (mais est-ce que cela a été noté ?), c’est que les professeurs (dans le livre) parlent aussi mal que les élèves. Les scènes de conversation à la salle des profs sont épouvantables, elles sont à pleurer. J’ai trouvé cela choquant. Les professeurs que je connais, Dieu merci, n’en sont pas arrivés à ce point de débilité et de fatigue ! Quant au narrateur (et je ne dis pas le romancier, car il n’y a pas de roman là-dedans ; et je ne dis pas l’auteur, car François Bégaudeau n’a pas à être confondu a priori avec son narrateur) – quant au narrateur, donc, il écrit presque aussi mal que Virginie Despentes, et ce n’est pas peu dire. On se souvient peut-être de la rumeur du trou noir. Lorsque l’on a mis en route le « collisionneur de particules » créé par le CERN du côté de Genève, d’aucuns ont affirmé que l’on risquait, avec de telles expériences, de provoquer un trou noir qui boufferait toute la planète en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Entre les murs m’apparaît comme le trou noir qui engloutit la langue française et tout ce qu’elle a pu véhiculer à travers le temps de civilisation, de finesse, de beauté. C’est en ce sens un document exceptionnel. Donc, au bout du compte, alors même que ses intentions m’échappent, je loue François Bégaudeau de l’avoir écrit. *** Au tome III de La Grande Intrigue, intitulé Il n’y a personne dans les tombes , j’ai affirmé que la nommée Maryvonne s’était mariée enceinte. J’ai découvert ce détail en relisant les épreuves en vue de la réédition en Folio. La nommée Maryvonne était alors pour moi un personnage secondaire, et j’avais oublié ce détail. Tout récemment, j’ai repensé à ce personnage, et il m’est venu à l’idée d’en reparler dans la suite de l’opus. J’ai commencé à écrire, et j’ai dit que la Maryvonne était stérile. Et c’est autour de cette caractéristique que le personnage s’est développé, a acquis une certaine consistance, un certain intérêt. Et c’est alors que j’ai découvert que j’avais dit qu’elle était enceinte lors de son mariage. Et me voilà bien emmerdé. J’ai évidemment supprimé ce détail de l’édition Folio, mais ça sent un peu la triche, quand même ! Non ? Sur quoi une petite voix intérieure m’a débarrassé de mes scrupules en me disant : « Bah ! Tout le monde s’en fout, tu sais… » Et c’est un fait. Que la Maryvonne du tome III soit enceinte, alors que celle du tome IV ne l’a jamais été ni, probablement, ne peut l’être, ne provoquera pas, hélas, de manifestations sous mes fenêtres, ni de courriers indignés de mes lecteurs ! Et puis une autre voix m’a dit : la Maryvonne n’est qu’un exemple. Songe à la vanité de l’entreprise, de toute l’entreprise. Qui te suivra en ce labyrinthe ? Qui s’efforcera de juger ton œuvre dans son ensemble et quand tu l’auras finie ? Où, dans quelle mémoire, sur quel rayon, sera conservé ce que tu tentes de faire ? Est-ce que cela le mérite, d’ailleurs ? Alors je me suis laissé aller à des pensées romantiques, du genre il faut faire son œuvre même face au néant, etc.. On aurait dit le capitaine Haddock quand il se trouve charitable (dans Vol 714 pour Sidney ). Puis en feuilletant Littérature monstre , de Pierre Jourde, je suis tombé par hasard sur ceci : « Parler du labyrinthe d’une œuvre, c’est manifester sa puissance désirée, ou supposée, sur le lecteur qui s’y engage. Lui ne voit pas le dessin, puisqu’il est pris dedans. Ses erreurs comme ses avancées sont autant de manifestations du pouvoir de la conscience qui a, sinon prévu ses mouvements, du moins prévu la structure dans laquelle ils deviennent possibles. Et cette conscience créatrice, ayant pris figure d’objet, feignant de s’ouvrir à la pénétration d’une autre conscience, de se faire recréer par elle, s’applique en réalité à la digérer. » *** Samedi 29 novembre, à six heures du matin, j’ai été tiré du sommeil par le téléphone qui sonnait. Six heures du matin. Je suis allé répondre, inquiet, redoutant un accident, un décès, je ne sais quoi. On ne me croira pas et pourtant c’est vrai : un inconnu voulait me parler de mes romans. A six heures du matin. Un samedi. Je te lui ai claqué le téléphone au pif, ça n’a pas traîné.