Tout un symbole : à défaut de catacombes, Régis Debray reçoit Livres Hebdo dans le salon-bibliothèque de son appartement du Quartier latin, étayé et au plafond bâché, pour éviter qu'il ne s'écroule. Ce qu'il appelle "le séisme numérique" aurait-il secoué jusqu'ici ? Modernes catacombes, recueil de vingt-cinq articles, préfaces, discours consacrés à des écrivains ou à des thèmes actuels - l'autofiction, ou la mise en scène théâtrale - peut se lire comme une déclaration d'amour à la littérature française, et un acte de résistance à la globalisation, à la domination anglo-saxonne, à la dématérialisation, à la pipolisation que nous vivons : devant «Facebook, Google, grandes surfaces, Morituri te salutant ». Ecrivant pour "10 000 liseurs", qu'il appelle "les envoûtés du style", et dont il espère que ce ne seront pas les ultimes, l'essayiste se compte parmi «les derniers des Abencérage", résistant aux "premiers Américains". Militant de notre exception culturelle, l'académicien Goncourt célèbre des écrivains du siècle passé ou de celui-ci, en réhabilite certains, en étrille quelques autres, dans un brillant exercice de style. "Un livre de bric et de broc", dit-il, "de sensibilité et non de théorie".
Livres Hebdo - A vous lire, on pense à Du Bellay et à son Ulysse, de retour chez lui après bien des aventures.
Régis Debray - En effet. Ma carrière d'écrivain a été avortée. J'ai commencé par un recueil de nouvelles, La frontière, paru au Seuil en 1967, à l'origine composé de cinq textes que j'avais envoyés à l'éditeur en 1965, et dont trois se sont perdus ! Je suis né dans la littérature, j'en ai été ensuite distrait par le voyage, l'engagement latino-américain, l'espoir socialo-patriotique de 1981, puis une percée dans le domaine des sciences humaines avec la médiologie. Je reviens à mon équilibre premier : la chose littéraire.
Dans votre introduction, vous vous qualifiez d'"écrivain d'occasion".
C'est un clin d'oeil, de la fausse modestie. Mais il est vrai que je suis un peu en marge du milieu. J'ai un tabouret, pas un fauteuil dans la République des Lettres !
Quand même : vous avez publié une cinquantaine d'ouvrages, obtenu le prix Femina pour La neige brûle (Grasset, 1977), et vous êtes membre de l'académie Goncourt depuis 2011...
L'académie Goncourt, c'était une occasion de reprendre langue avec des gens qui écrivent bien, qui ont plus de connaissance que moi de la production romanesque. Cela me donne une certaine fraîcheur, un côté Candide.
Vous avez accepté tout de suite ?
Non, j'ai demandé à Edmonde Charles-Roux, qui m'avait appelé, à réfléchir quinze jours. Puis j'ai accepté, parce que c'était un retour aux sources, à un milieu littéraire que j'ai quitté cinquante ans plus tôt. J'aime les amis, les cénacles, les groupuscules. A l'époque, Jorge Semprun était encore parmi nous. Il y avait aussi un côté patriotique : le français est ma patrie plus que la France. Promouvoir notre langue et notre littérature me paraît une noble mission. Et puis, cela me faisait échapper à l'Académie française !
On dit pourtant que le Quai de Conti vous aurait volontiers accueilli sous sa Coupole ?
J'ai été "approché", en effet. Mais j'ai refusé, tout comme la Légion d'honneur ! Même si je suis partisan des institutions, du rituel et des chamarrures sur le bicorne, les académiciens français sont des notabilités, des gens du Who's who. L'académie Goncourt, c'est plus cosy, on se retrouve entre écrivains, et on ne fait pas acte de candidature. Je ne me voyais pas écrire une lettre d'admiration pour son oeuvre à Valéry Giscard d'Estaing !
Etes-vous un académicien Goncourt consciencieux ?
Oui. D'autant que l'académie d'aujourd'hui est plus travailleuse et plus scrupuleuse que jadis.
En être, c'est aussi un pouvoir, voire une rente de situation ?
Un dixième de pouvoir ! En fait, je pense que le rôle de notre académie est d'établir une passerelle entre la création littéraire et le grand public, entre La Hune et les espaces Leclerc. Et côté "rentes", je n'ai pas vu mes à-valoir croître de façon significative. Je vais en parler à mes éditeurs !
Modernes catacombes est sous-titré Hommages à la France littéraire, ce qui indique un livre positif, d'admiration ?
C'est la célébration d'une France littéraire qui me semble maintenant résiduelle, à travers des auteurs qui incarnent une tradition culturelle propre à notre pays, où l'on avait le culte du style. Aujourd'hui, on ne fait plus de portraits, on prend des photos. Et des témoignages, des reportages, des scénarios se voient qualifiés de "romans" ! La littérature, c'est transformer l'expérience en musique, ce qui n'a plus grand sens pour les jeunes générations.
Face à ce que vous appelez un "changement d'ère", vous prônez la résistance par "l'archaïsme" ?
Tout à fait. Le postmoderne est prémoderne ! Plus nous vivons dans le béton, plus nous avons besoin de bois. C'est ce qui explique aussi le retour aux fondamentalismes religieux, à la recherche de paradis perdus. Ce que je crains, en fait, c'est l'américanisation de notre vie littéraire, où on n'aura plus le choix qu'entre les drugstores et les librairies universitaires, fréquentées par un cercle restreint de "10 000 liseurs". Pendant ce temps-là, les jeunes décrochent.
A quelques exceptions près - comme celui, inaugural, sur Sollers, que vous qualifiez de "faux grand" -, les textes de Modernes catacombes sont enthousiastes, et de nature à donner envie de (re)lire les écrivains de votre panthéon.
La médisance n'est pas ma spécialité. Même si certains "hommages" sont à prendre au second degré. La polémique, la bisbille, le démontage font partie de la vie littéraire. Il y a du jeu dans tout ça. Quant à Sollers, c'est lui qui avait commencé ! Mon article, légitime défense, lui reproche surtout sa fausse dissidence, son art de surfer sur l'air du temps.
En général, en effet, vous "aimez aimer" les écrivains, comme disait Cocteau. Voire en réhabiliter certains, par exemple Gary, presque au détriment de Malraux ?
Gary, c'est mon remords : j'ai été dupe de Paris-Match, qui me l'a fait prendre pour un m'as-tu-vu, un écrivain de l'humanitaire, défenseur des éléphants et des bons sentiments. Toute sa souffrance, sa dimension tragique m'ont échappé. En bon catholique - de sang, de souche, pas de foi -, je bats ma coulpe. Quant à Malraux, j'éprouve pour lui énormément d'admiration, notamment pour son courage politique, ses écrits sur l'art. Et puis, c'est le plus grand anticonformiste de son siècle.
Vous l'avez rencontré ?
Une fois, en 1972 ou 1973, après mon retour d'Amérique latine. C'est Sulzberger, le patron du New York Times, qui nous avait invités à déjeuner, pensant provoquer un petit frottement. Mais il ne s'est rien passé. Ensuite, Malraux m'a gentiment envoyé ses livres, mais je n'ai pas osé demander à le revoir. Dommage.
Gracq, en revanche, vous l'avez bien connu ?
C'était pour moi une sorte de père spirituel. A partir des années 1980, je suis allé le voir souvent à Saint-Florent-le-Vieil. Il m'a initié au boomerang, qui joue un rôle important dans sa mythologie personnelle. Sa modestie n'était pas feinte. Personne de moins "grantécrivain" que lui.
Vous écrivez que Sartre "fait rire". C'est inattendu.
Il y avait chez Sartre un côté rabelaisien, "Folies-Bergère", que l'on oublie un peu. J'aime beaucoup Nekrassov. Pas sa philosophie, pâteuse. Il est aujourd'hui au purgatoire, victime d'une reductio ad Stalinum injuste.
D'autres livres en projet ?
Je viens de terminer un petit pamphlet, Eloge du vieux, contre le culte actuel de la jeunesse. Et je prépare Le stupéfiant image, de Chauvet à Beaubourg, un recueil de textes sur l'art, prévu pour septembre chez Gallimard. Où il sera question, entre autres sujets, de Malraux.
Modernes catacombes, Régis Debray, Gallimard, 320 p., 21 euros, mise en vente le 3 janvier.