Séries d'été 2023

[Rentrée littéraire 3/7] Olivia Elkaïm, le sens de la famille

Astrid di Crollalanza

[Rentrée littéraire 3/7] Olivia Elkaïm, le sens de la famille

Tout l’été, Livres Hebdo vous propose des interviews d'auteurs et d'autrices de la rentrée littéraire. Olivia Elkaïm publie Fille de Tunis, chez Stock. Il s’agit du neuvième roman de cette écrivaine et journaliste qui se penche ici sur le destin de sa bouillonnante grand-mère, sur fond de décolonisation.

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Par Propos recueillis par Jacques Braunstein
Créé le 01.08.2023 à 10h00 ,
Mis à jour le 18.08.2023 à 15h26

Dans votre nouveau roman, Fille de Tunis, vous continuez l’exploration de vos racines emmêlées.

« Emmêlées » c’est bien le mot, autour de la Méditerranée… Dans Le tailleur de Relizane, à travers le destin de mon grand-père paternel, j’avais déplié l’histoire des juifs d’Algérie. Il y était question de guerre, de décolonisation et d’exil. Je pensais en avoir fini avec ces questions. Mais quelque chose d’autre continuait à vivre en moi, souterrainement. J’ai même crié, sur le divan, un tonitruant : « j’ai mal au côlon ! » Persistait un déni autour de ces histoires de colonisation… Je savais très peu de choses concernant ma famille catholique, et ma grand-mère maternelle, née à Tunis, en 1933, alors que j’avais été très proche d’elle. La Tunisie n’était qu’un protectorat, terme qui charrie l’idée fausse d’une « protection ». Dans les années cinquante, en Tunisie, il y a eu de nombreuses exactions, notamment commises par l’armée française, ce qui reste un impensé de la mémoire coloniale. Ma famille maternelle reflète une multiplicité méditerranéenne : nos origines sont corses, siciliennes, mon arrière-grand-père était un militaire, colon d’Algérie... Je voulais restituer cette complexité : les miens sont natifs de Tunisie, mais français. En arrivant en métropole, ils seront pourtant des exilés, des immigrés dans leur propre pays.

 

Au cœur de votre livre, il y a un mystère, votre arrière-grand-père maternel mort dans un accident de moto en 1945, et non en 40, comme on vous l’a toujours raconté.

Albert Lacrouts s’est tué le 9 mars 1945. Mais ma mère a toujours affirmé qu’il était mort en 1940. Si, sur une date inscrite sur tous les documents d’état-civil, persiste un doute, alors où est la vérité ? J’ai décidé de concevoir mon roman à partir des papiers qui sont indiscutables et de mettre en scène ce que provoque en moi la mémoire « à trous » de ma mère. Que signifient ses silences ? La parole est devenue mon métier… La romancière fouille, remue les zones troubles, la journaliste que je suis aussi enquête et pose des questions. Je me suis construite autour de ces deux manières d’investir la parole, et par ailleurs, je fais une psychanalyse.

 

« Il m’importait de créer de l’empathie avec des personnages »

 

La Tunisie a été occupée par les Allemands pendant la Seconde Guerre mondiale. Gigi, un des meilleurs amis de votre grand-père, a eu des sympathies pour Mussolini. On sent un secret lié à cette période. Pourtant, vous ne trouvez pas vraiment d’élément probant concernant votre arrière-grand-père ou d’autres membres de votre famille.

La période historique est trouble, les destins des personnages sont troubles. On évolue dans une zone grise. Il m’importait de créer de l’empathie avec des personnages dont le lecteur ne valide pas les choix politiques. Ma démarche ne consiste pas à lever un hypothétique secret mais à questionner la façon dont les souvenirs refont surface, ce qu’on perçoit, dans l’enfance, mais qu’on ne comprend éventuellement qu’à l’âge adulte. Par ailleurs, j’ai l’idée que le secret de famille, ça n’existe pas. Je pense que tout est sous nos yeux, toujours. Il me suffisait juste d’avoir le cran de me pencher sur le destin extraordinaire de ma grand-mère et de le raconter, sans juger et sans avoir peur du jugement de ma mère.

 

Votre grand-mère se bat pour être libre, mais semble souvent faire de mauvais choix.

C’est une femme libre, sans cesse entravée par des hommes, victime du patriarcat. J’ai découvert qu’elle avait été attachée au moins trois fois, au cours de sa vie, par son père lorsqu’elle était enfant et qu’elle s’enfuyait toutes les nuits, par des voyous auprès desquels elle avait contracté des dettes de jeux, à Marseille, dans les années 60, et sur son lit de mort par son second mari… Pourquoi voulait-on toujours attraper Arlette, la ligoter ? Parce qu’elle partait à la dérive, faisait les mauvais choix ? Parce qu’elle était trop libre ? Elle a toujours vécu dans une opulence factice, elle était très belle. Dans les années cinquante, à Tunis, elle portait les jolies robes que lui donnait la femme du résident général de France dont mon grand-père était le chauffeur. Quand elle est arrivée à Marseille en 1960, elle a découvert le jeu hippique, rencontré des voyous, vécu dans un ménage à trois avec mon grand-père et Jojo, un petit-cousin des frères Guérini, les truands qui tenaient la ville. Arlette est une énigme. Quand j’étais enfant, elle me fascinait. Auprès d’elle, je suis devenue écrivain. Je me sens désormais libre de livrer ce qui est intime, personnel, dangereux. C’est même une nécessité vitale, une forme de performance… Car, pendant les deux années de travail sur ce roman, j’ai testé ses addictions, l’alcool, les cigarettes, pour les restituer. J’étais comme entièrement habitée par mon personnage. Et quand j’en ai fini avec ce roman, j’ai cessé de boire, de fumer, comme par magie.

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