Régine Detambel, écrivaine polymorphe, est kiné dans une double vie. Plusieurs des nombreux livres qu'elle a écrits depuis plus de vingt ans portent la marque de cette pratique, de ce savoir, et ce dernier roman particulièrement. L'auteure de Petit éloge de la peau et de Blasons d'un corps enfantin explore une nouvelle fois le secret des corps. Ici un corps abîmé, souffrant, qui ne répond plus, un corps en pièces détachées. Celui d'une femme accidentée qui va lentement se réconcilier avec elle-même, à la faveur d'une rééducation de deux ans en forme de parcours initiatique. C'est l'histoire d'une reconquête qui ressemble à une renaissance. Où la guérison, la cicatrisation est un apprivoisement.
Alice, 49 ans, est extirpée de la carcasse de sa voiture précipitée contre un pilier. Elle est d'abord plongée dans le coma, la conscience emmurée dans le corps, incapable de se faire entendre de son propre fils David, déjà si loin, séparée des vivants par une frontière invisible. "Une vie à cru. Pas de voix, seulement des bruits. Les bruits ont une beauté lavée de la saleté affective. »
Immobilisée, alitée, Alice feuillette le livre d'images de sa vie cassée et visite sa mémoire. Sa mère, Cather, morte quand elle était encore bébé ; son frère aîné, Sophian, évaporé à 20 ans après avoir vu Jésus dans les reflets d'un pare-brise de voiture ; son père et sa belle-mère, artiste peintre ; son mariage devenu "école de la poubelle ».
Elle se met à écrire aussi dans les marges des grilles de mots croisés. Puis c'est l'arrivée dans le bien-nommé centre de rééducation fonctionnelle. "Lunatic park". La compagnie des autres corps et l'irréductible solitude du sien, la cohabitation avec d'autres éclopés, le défilé des voisines de chambre, jusqu'à l'arrivée d'Antoine Caire, couvreur tombé d'un toit, patient qui recueillera les mots enfouis d'Alice. "Quand on ne peut pas marcher, parler c'est comme une promenade en forêt, on est pareillement essoufflée. »
L'art de Régine Detambel est de faire de la mécanique des corps une poétique. La force de sa langue tient à ce mélange de quelque chose de clinique, nu et parfois brutal, et d'organique, de profondément caressant. Son corps extrême est aussi traversé d'une énergie des origines, à peine humaine, reptilienne.
Il n'y a pas de compassion mièvre dans ce roman, ni même d'émerveillement béat devant la complexité de la machinerie, le courage des patients, le dévouement des soignants, le miracle de la réparation... Rien d'aussi directement documentaire. L'écrivaine développe plutôt une mystique de la réparation ou ce "combat pour reconquérir la glorieuse verticalité du bipède », est une élévation. Se tenir debout, fléchir un genou, mettre un pas devant l'autre. Remarcher. Muer. Muter. "Et dans les plis de ce nouveau monde qui attend Alice, il doit bien y avoir un lieu vierge où démarrer quelque chose. »