Début novembre à Tokyo, le temps n'a pas encore revêtu son manteau de vent, de froidure et de pluie. Ciel bleu sur la capitale japonaise. Hormis le sérieux salaryman en costume cravate, on croise encore des piétons en bras de chemise, voire en t-shirt. Alors que s'épanouissent les chrysanthèmes et que les ginkgos ne vireront à l'or que plus tard dans le mois, l'Institut français du Japon (IFJ) propose, dans le cadre de son festival littéraire Feuilles d'automne, des rencontres à Tokyo et à Yokohama, auxquelles Livres Hebdo a été convié.
Après s'être inspiré de la loi Lang en instaurant le prix du livre unique, le Japon pourrait bien se tourner à nouveau vers la France qui, depuis 2023 grâce à la loi Darcos, tente de protéger les libraires contre le géant américain Amazon en imposant des frais de port de 3 euros sur les commandes de moins de 35 euros. En attendant, le représentant du média professionnel que nous sommes s'est contenté de présenter aux acteurs du livre de l'Archipel le paysage éditorial français et son biotope composé d'un important réseau de librairies indépendantes et d'un maillage territorial de bibliothèques dense, ainsi que de partager quelques initiatives « made in France ». Journal d'un séjour tokyoïte.
Mardi 5 novembre
Premier jour au salon multi-site de l'ambassade de France et de l'Institut français du Japon, en collaboration avec la Japan Publishing Industry Foundation for Culture (JPIC). L'événement du soir se tient au Kanda Myojin Hall, jouxtant le sanctuaire shinto éponyme, à Chiyoda, non loin du Palais impérial. Les libraires japonais sont venus nombreux pour la rencontre intitulée « Les événements d'auteurs en France, un modèle pour le Japon ? » avec l'illustratrice jeunesse Joëlle Jolivet et nous-même, journaliste à Livres Hebdo.
La conversation est animée par Thibaud Desbief, traducteur de manga (on lui doit des traductions des œuvres de Jirō Taniguchi, de Taiyō Matsumoto, d'Hiro Mashima...) et gérant de Maison Petit Renard, librairie spécialisée en livres illustrés et dans la BD franco-belge, à deux pas du Lycée français de Tokyo. L'échange entre l'autrice d'albums pour enfants et le critique du journal interprofessionnel de l'édition française intéresse d'autant plus l'auditoire qu'ici les libraires n'organisent pas du tout de rencontres.
L'écrivain au Japon possède un statut de quasi-divinité inabordable qu'il ne faut surtout pas déranger au risque du blasphème. « Les mangakas populaires, trop populaires justement, n'assurent pas de séances de dédicace, qui dureraient des semaines vu la foule de fans », explique Thibaud Desbief. Aussi vend-on des albums préalablement signés. Joëlle Jolivet insiste sur l'importance de la relation humaine entre l'auteur et ses lecteurs.
Forte de son expérience dans les librairies mais également dans des manifestations que visitent les écoles, l'autrice dit combien il est sain de se confronter à « ce jeune public qui nous ouvre les yeux sur ce qu'on a forcément vu au départ ». Ses interventions lui ont ainsi permis de rencontrer des enfants issus de familles où on lit moins, voire pas du tout. Autre particularité française en matière de librairies : leur participation aux salons du livre et autres rendez-vous rythmant le calendrier de l'année éditoriale. Joëlle Jolivet cite naturellement le Salon du livre de jeunesse de Montreuil, mais également celui consacré à la bande dessinée à Angoulême.
Nous nommons l'incontournable Festival du livre de Paris, et ne manquons pas de dire combien, en région, certaines villes vibrent au diapason de leur fête du livre pendant toute la durée de la manifestation. Ainsi de Saint-Malo avec Étonnants voyageurs autour de la littérature étrangère, ou de Manosque et ses Correspondances autour de la littérature épistolaire ; ou encore de Nancy avec Le livre sur la place, premier salon national de la rentrée littéraire...
Le livre doit s'inscrire dans un au-delà littéraire en croisant cinéma, théâtre, musique... Afin que s'immiscent partout dans les interstices les tables des libraires. Ce que crée l'événement à quelque échelle qu'il soit - salon du livre ou signature en librairie - est un espace de convivialité. Le mot « convivialité » revient tel un maître-mot. Convivialité incarnée par le libraire qui conseille, anime des rencontres, et sert même à l'occasion un verre de vin ! Certains libraires japonais dodelinent de la tête, tout sourire. « Ici, c'est du gin », nous dira-t-on en fin de rencontre en nous tendant un verre. Kampai !
Mercredi 6 novembre
Nous nous rendons à Yokohama, à une heure de route du centre de Tokyo, à la Library Fair (« Foire de la bibliothèque ») au Pacifico Yokohama Hall, équivalent de notre Paris expo porte de Versailles. La ville portuaire accueille en ce jour le séminaire national des bibliothécaires japonais où plus de 12 000 professionnels seront accueillis. À côté du stand de l'IFJ, des bibliothécaires mais également des enseignants de français et des professeurs de littérature s'installent pour écouter notre intervention qui porte sur le « Dynamisme des livres et des bibliothèques en France ».
Profession de foi liminaire : le livre est porteur du projet humaniste, l'humain se définit par la culture, dans la tradition européenne comme en Extrême-Orient où, notamment à travers le confucianisme, on célèbre l'amour de l'écrit. En France sous la IIIe République avec les lois Jules Ferry, il y a eu la volonté d'instruire le peuple. « Comme dans le Japon de la restauration Meiji, qui se modernisait », ajoute un professeur dans l'assistance. Alphabétiser et rendre accessibles les livres à tous les citoyens reste fondamental dans les deux pays.
Ceci étant, du fait de leurs histoires respectives, l'Hexagone et le Pays du Soleil levant connaissent des situations extrêmement différentes. Le Japon, par exemple, ignore le phénomène de l'immigration et la question de l'intégration. Après avoir détaillé les typologies de bibliothèques - de la bibliothèque municipale à bibliothèque universitaire, de la médiathèque au bibliobus... -, nous évoquons les défis contemporains auxquels tous les professionnels du livre font face : l'intelligence artificielle, l'économie de l'attention, l'accaparement des réseaux sociaux et la baisse du niveau de la lecture.
Les bibliothécaires japonais s'interrogent
Mais il ne s'agit pas ici de jouer les Cassandre. Quelle meilleure façon de promouvoir les bibliothèques si ce n'est en célébrant leur formidable travail, nous citons le Grand Prix Livres Hebdo des bibliothèques, par lequel sont honorées toutes les dimensions de ces lieux, et dont le président du jury cette année était Laurent Binet. Son nom fait tilter d'aucuns : l'auteur de HHhH est traduit en japonais. Autre belle initiative avec les Éditeuriales tous les deux ans à la médiathèque François-Mitterrand de Poitiers où c'est en quelque sorte la bibliothèque qui rend la politesse aux éditeurs en organisant un cycle de rencontres avec les éditeurs et directeurs de collection d'une maison d'édition mise à l'honneur...
« N'y aurait-il pas un risque de concurrence entre bibliothèque et éditeur ? » interroge un bibliothécaire japonais. Nous répondons que tous les métiers du livre sont complémentaires, que défendre le livre comme objet, comme objet-livre, fragile comme une fleur face aux vents glacées de la dématérialisation posthumaine, nous renvoie à notre condition d'être incarné. Rien ne remplacera jamais l'expérience de déambuler entre les rayons d'une bibliothèque, et contre toute attente, contre toute logique algorithmique, faire la rencontre d'un livre juste parce que sa couverture nous plaît - un coup de foudre sans appli.
Retour à Tokyo, au cocktail du Tokyo Rights Market au TKP Ichigaya Conference Center, à Shinjuku. En 2020, la pandémie de Covid a été le coup de grâce pour la Tokyo International Book Fair. Se réinventant avec comme nouveau partenaire la Japan Foundation for Culture (JPIC), le Tokyo Rights Meeting a l'ambition d'organiser une foire internationale où se croisent à nouveau éditeurs et agents japonais aussi bien qu'étrangers. Cette édition est un franc succès.
Éditeurs de manga et de livres pour la jeunesse affluent et croisent leurs homologues italiens, espagnols... M. Shuichi Matsuki, le directeur général de la JPIC, nous accueille chaleureusement, un enthousiasme qui dit en creux son regret de n'avoir pas d'éditeurs français parmi les exposants. Francophile et fan de Paris par où elle fait un crochet systématique à l'occasion de la Foire de Francfort, Manami Tamaoki, directrice de Tuttle Mori, la plus ancienne agence de droits au Japon, nous invite à visiter ses bureaux. Date est prise (lire page 42).
Jeudi 7 novembre
Rendez-vous le matin avec Myriam Dartois qui dirige Le Bureau des copyrights français (BCF), agence de droits spécialisée dans les cessions entre la France et le Japon. Pour la publication ou l'adaptation, à l'écran comme sur scène, le BCF aide à obtenir les droits des œuvres étrangères, de même qu'il représente certains auteurs, dont il gère les droits étrangers et les projets de création à l'étranger. fiction, essai et même théâtre, étant donné que le BCF est le représente la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD) au Japon.
Celle qui a repris les rênes de cette insigne agence fondée par un ancien de l'AFP en 1952 en association avec un lettré japonais francophone est traductrice de formation et vit à Tokyo depuis 30 ans. Myriam Dartois nous présente son équipe. Tous se réjouissent du Goncourt de Kamel Daoud : ce sont eux qui gèrent les droits de Gallimard au Japon.
L'après-midi, nous mettons notre casquette d'auteur et de traducteur, à l'Institut français de Tokyo, sis dans le joli quartier résidentiel d'Iibayashi. Un stage de formation intensive est proposé aux traducteurs professionnels. Au côté de Jean-Christophe Hélary, le traducteur de Moins ! du marxiste décroissant Kohei Saito (édité au Seuil) qui caracole dans les meilleures ventes d'essais en France (lire page 40), nous partageons notre point de vue sur ce que doit être l'éthique du traducteur.
Une éthique qui est dans le même temps une esthétique : « Il ne s'agit pas de traduire uniquement le sens propre, littéral. Ça, l'IA est capable de faire», intervient une participante au séminaire de traduction. Et nous d'acquiescer : oui traduire c'est traduire tout le nuancier des sensations, transposer de manière synesthésique une subjectivité qu'on interprète.
Vendredi 8 novembre
Visite de l'Agence Tuttle-Mori, située à Jimbocho, le quartier des bouquinistes. Fabricants de papier japonais et librairies d'anciens... La tradition ancestrale côtoie les gratte-ciels de la modernité rutilante. D'Hemingway à Stephen King en passant par Tolkien ou Umberto Eco, la directrice Manami Tamaoki nous montre les titres traduits en japonais, des bestsellers mondiaux de fiction et de sciences humaines dont cette vénérable agence littéraire nippone gère les droits.
La sémillante agente nous fait visiter l'important département manga et, continuant son tour du propriétaire, nous confesse son goût pour la France (« je suis une inconditionnelle d'Agnès B. et je porte un parfum Diptyque ») et, bien sûr, pour sa production littéraire dont elle aimerait développer davantage les traductions. Dans le bureau, nous reconnaissons ici la couverture noire, verte et rouge de L'Arabe du futur de Riad Sattouff, là le visage de Mona Chollet sur la jaquette de Sorcières en japonais.
Samedi 9 novembre
Conférence à l'Institut français : « 10 auteurs pour vivre la rentrée littéraire à la française ». Parmi le public, des Japonais et de nombreux Français à l'affût des nouveautés. Dérogeant légèrement à l'intitulé - nous n'avons nulle intention de décerner des palmes -, nous tâchons d'esquisser le paysage littéraire français avec ses sommets et ses chemins de traverse. À noter que le Goncourt et le Renaudot ont été attribués à un Franco-Algérien et à un Franco-Rwandais respectivement. Que ce soit Kamel Daoud qui, dans Houris (Gallimard), relate les années de plomb de la guerre civile en Algérie ou Gaël Faye avec Jacaranda (Grasset) revenant inlassablement sur la meurtrissure du génocide des Tutsis, il est intéressant de voir que la France reflète aujourd'hui un visage plus métissée de la littérature, issue d'un moment postcolonial.
Si la tendance était autofictive dans les années 2000, à l'instar d'une Christine Angot traduite en japonais, l'écriture au prisme du moi et au fil de la plume n'est d'ailleurs pas spécifiquement française. Sei Shonagon, dame de cour de l'époque Heian (XIe siècle), ne l'a-t-elle pas inaugurée au Japon avec ses Notes de chevet ? L'intime est ce qu'il y a de plus universel.