La poétesse primée Safiya Sinclair est l’autrice d’un roman autofictionnel et polyphonique dans lequel elle raconte son éducation sous la férule d’un père chanteur de reggae tout puissant dans son logis. Nous l’avons rencontrée lors de son passage à Paris.
Livres Hebdo : On connait surtout la culture rastafari dans laquelle vous avez grandi à travers le reggae et des personnalités comme Bob Marley. Mais votre livre montre qu’il s’agit d’une religion complexe et exigeante…
Safiya Sinclair : C’était mon espoir d’écrire un livre qui permette une compréhension plus complète. La plupart des gens ont une vision assez étroite du Rastafarisme. Pour eux il représente la Jamaïque alors que les rastas ont été une minorité persécutée dans ce pays et que certains emplois leur étaient interdits. Ils n’avaient pas les mêmes droits, comme le simple droit de marcher sur les plages où vont les touristes. Ce sont des déclassés, bien souvent rejetés par leurs familles… C’était donc important pour moi d’avoir une approche en profondeur, que le lecteur puisse dépasser la vision de carte postale.
Votre livre présente différents niveaux d’analyse, il se veut autobiographique mais pas dans le jugement…
Je suis contente que ce soit lu comme ça, parce que c’était mon intention de faire un portrait nuancé de cette culture. Et de raconter le plus clairement possible ma propre expérience de jeune femme au sein de ce groupe. Une place qui est difficile, où on ne bénéficie pas d’égalité et de mansuétude car c’est une culture très patriarcale. Mais je voulais inclure la voix de tous les membres de la famille. Ma mère, mon père, mon frère, mes sœurs… Que l’on n’ait pas l’impression que ce livre ne raconte que ma vie, que ma mémoire. Alors que j’écrivais, je les appelais et les textotais constamment pour leur demander leurs souvenirs de certains détails. Je voulais mettre toutes nos mémoires ensemble afin que les lecteurs ressentent mon amour pour eux.
« Dans bien des religions la différence des genres devient une source de pouvoir »
Vous expliquez comment, dans une famille rasta, le père est une sorte de prophète qui dicte aux autres les comportements à adopter et spécialement aux femmes…
Ce que je décris c’est avant tout la dynamique de ma famille, ce que j’ai expérimenté quand j’étais plus jeune et comment je devais y trouver un sens. La famille est importante pour les rastas, une de leurs raisons de vivre est d’élever une famille. Et cela implique des règles différentes pour les hommes et les femmes, je devais explorer cette question. Les règles concernent la manière dont on s’habille : pas de maquillage, pas de pantalons… Mais ce type de ségrégation se retrouve dans bien des religions où la différence des genres devient une source de pouvoir.
Où vous situez-vous désormais par rapport à la culture Rastafari ?
Je me suis interrogée très jeune sur la foi. Je ne suis pas religieuse, et je ne l’ai pratiquement jamais été. Et je suis donc à une place que je trouve intéressante : je tente de regarde le rastafarisme d’un point de vue anthropologique. Le sujet avait été assez peu exploré, il n’y a pas beaucoup de textes. Que ce soit concernant les règles ou l’histoire. Quand et comment le mouvement et les luttes ont commencé alors que la Jamaïque était encore une colonie britannique. J’ai fait des recherches, et je n’ai trouvé qu’un livre appelé The rastafarians. Il semblerait que ce soit le seul, et il n’est pas écrit par un jamaïcain. Pour mon livre, mon père s’est révélé la principale source d’information sur les différentes sectes rasta. Ce que chacune croit, son histoire, son évolution… C’est un peu comme si j’avais dû devenir une chercheuse en rastafarisme à partir de rien.
Même si vous vous définissez comme quelqu’un qui n’est pas ou plus croyante, la nature, la poésie, la spiritualité tiennent une place importante dans votre livre.
Je ne suis absolument pas religieuse, mais je ne pense pas que la spiritualité soit forcement liée à la religion. Je suis profondément connectée à la nature. La poésie est mon genre de spiritualité. Elle donne un sens au monde et explique ce que je ne peux pas en comprendre. La poésie est ce qui se rapproche plus d’une prière à mes yeux et si vous pensez que c’est spirituel, alors je suis spirituelle.