Nul nom ne vient à l'esprit aussi spontanément pour incarner le genre littéraire des Mémoires que celui de Saint-Simon. Il y a certes les Mémoires d'outre-tombe de Chateaubriand et, bien sûr, ceux du cardinal de Retz, mais celui qui naquit en 1675 Louis de Rouvroy, duc et pair de France, inaugura de fait un projet neuf : une oeuvre fleuve mêlant chronique des moeurs de la cour de Louis XIV, art du portrait et écriture de soi. Du jamais lu. Car l'entreprise d'une vie, véritablement commencée vers 1739 lorsque Saint-Simon a 65 ans et achevée en 1752, trois ans avant sa mort, entend bien fixer sur le papier une vérité plus haute que la simple relation des intrigues et cancans de Versailles, des mesquineries des uns et des autres, des nobles actions d'une poignée de gentilshommes... On comprend pourquoi ces Mémoires ont fasciné Proust, qui y devina sans doute l'ambition de leur auteur. L'anecdotique ne vient que servir l'intuition qu'a Saint-Simon de la carrière humaine au regard de l'éternité. "Au temps où j'ai écrit, surtout vers la fin, tout tournait à la décadence, à la confusion, au chaos, qui depuis n'a fait que croître. » L'aveu de Saint-Simon fait l'incipit du livre que Jean-Michel Delacomptée consacre au mémorialiste. Auteur de nombreux portraits littéraires, de figures du Grand Siècle (Henriette d'Angleterre, Racine, Bossuet...), Delacomptée ne pouvait que se pencher sur le portraitiste par excellence, à la fois auteur et "conservateur en chef » de la plus grande galerie de portraits de personnages de cette époque, à commencer par le Roi-Soleil, autour duquel tourne une constellation de flagorneurs éhontés. L'auteur de La grandeur réussit un tour de force en restituant à la fois la substantifique moelle d'une oeuvre à l'ampleur monstrueuse et l'intime personnalité de Saint-Simon avec une concision de plume digne des meilleurs moralistes : "Il se voulait discret. Il masquait ses émois. Il n'était pas d'aujourd'hui. Ce qui n'appartenait qu'à lui, il l'a tu." Aussi l'essayiste s'interroge-t-il dès les premières pages sur cet "énigmatique ressort qui transforma le graphomane plus ou moins contrarié en graphomane éperdu" - le saut qui fit basculer Saint-Simon du projet initial d'écrire une Note généalogique sur sa "maison", le renom de sa famille, à l'ambition d'écrire son monde, le monde, et la solitude d'un individu parmi les mortels. Il souligne la modernité de l'écriture, Saint-Simon passe du "il" au "je" et invente l'autofiction avant la lettre.
Les Mémoires de cet ami du Régent, homme d'ouverture, et de l'abbé de Rancé, réformateur de Notre-Dame-de-la-Trappe, ont des accents d'Alceste qui ne sont pas pour déplaire à l'auteur d'un récent Petit éloge des amoureux du silence (Folio) : "L'esprit, la noblesse, se sentir, se respecter, avoir le coeur haut, être instruit, tout cela devint suspect et bientôt haïssable."