"J'avais pris de bonne heure l'habitude de ne pas m'en remettre aux mots et de préférer de beaucoup, à la sonorité des mots, la vue, l'examen des choses, et la connaissance qui naît de [la] vision directe, et ainsi j'eus l'assurance par la suite, de ne jamais prendre les mots pour les choses", se souvient Arthur Schopenhauer dans son Curriculum vitae. Christoph Poschenrieder prend le philosophe au mot et comme héros de son premier roman, Le monde est dans la tête. L'auteur né en 1964 et vivant à Munich met en scène de manière très incarnée le jeune Schopenhauer à Venise. Malgré le courrier d'insultes à son éditeur Brockhaus, l'étoile montante de la philosophie allemande ne voit pas paraître son grand oeuvre Le monde comme volonté et représentation. En 1818, le tout juste trentenaire décide de voyager. Direction : l'Italie. Il quitte Dresde et fait un crochet à Weimar où habitent sa mère et sa soeur Adèle ainsi que le grand Goethe, ami de ces dames. Il reçoit de l'éminent poète une lettre de recommandation auprès de l'une de ses connaissances installée à Venise, l'autre géant de la littérature romantique : Byron. Si la thèse pessimiste de Schopenhauer n'est point inconnue (l'essence des choses se résume à la volonté de perdurer et l'intelligence n'est que l'esclave du vouloir-vivre), on est moins familier des épisodes privés de la vie du philosophe. Le livre de Poschenrieder est inspiré de faits véridiques : le séjour dans la cité des Doges, alors que lord Byron y résidait, et cette anecdote relatée par Schopenhauer à la fin de sa vie à un visiteur - il se promenait sur le Lido avec sa Dulcinée quand Byron passa au galop, et cette apparition émoustilla tant la belle que, craignant de "porter les cornes", il n'alla jamais se présenter au milord. En outre, Schopenhauer et Byron ont aimé tous deux une femme du nom de Teresa... A partir de ce faisceau d'éléments avérés, Poschenrieder a pourtant tissé bien plus qu'une simple fresque historique. L'écrivain fait évoluer une foultitude de personnages autour du "Dottor S'ciopòn" : Adèle Schopenhauer, la soeur et confidente demeurée à Weimar, obligée de couvrir une affaire de grossesse illégitime causée par son frère ; Metternich, le puissant ministre autrichien sous l'autorité duquel se trouve la Vénétie, et sa police secrète qui surveille toute personne au comportement suspect (lors d'un trajet en coche, le philosophe soucieux du sort des bêtes s'oppose à ce qu'on maltraite un cheval blessé) ; Carlo, le charcutier, et son chien Ciccio, véritable guide du philosophe ; un certain Floris von Morgenrot, éternel étudiant féru des Upanishad comme Schopenhauer ; la Catalani, une diva sur le retour ; Byron, ses maîtresses, son gondolier, et bien sûr la jolie Teresa dont Schopenhauer s'éprend... Poschenrieder enchevêtre mille saynètes pour bâtir le théâtre du monde, c'était comme si, plus que d'écrire un roman, il eût voulu donner chair au système schopenhauerien, animer ce carnaval des illusions sous-tendu par les forces aveugles du désir.