Terre de guerre. « Il existe en chaque être des préoccupations ultimes qui l'habitent, le nourrissent, le hantent. Être le scribe de ce qu'on porte en soi », voilà ce que propose le directeur éditorial Matthieu Mégevand via la nouvelle collection de Bayard, « Littérature intérieure ». Romancière et essayiste, Sofia Andrukhovych s'y prête parfaitement avec un texte vibrant. Dans Tout ce qui est humain, la lauréate du prix Joseph-Conrad et du Prix du livre de la BBC Ukraine pour son roman Felix Austria (Noir sur Blanc, 2018) se penche sur sa vie déchiquetée par la guerre en Ukraine. « La guerre a été inventée par l'Homme, qui la traite pourtant comme quelque chose d'étranger à la nature humaine. Elle est une horrible manifestation de la vie. » Brusquement, Sofia et sa fille se retrouvent à loger dans le métro, afin d'échapper aux bombardements. Abandonner son chez-soi est déjà un traumatisme. « C'est ta maison et par conséquent, c'est une partie de toi. En la quittant tu te scindes en morceaux. » Inutile de s'apitoyer, l'heure est à la survie physique et psychique. « L'expérience dans laquelle sont plongés les Ukrainiens aujourd'hui, c'est l'expérience d'une mort implacable. » La peur, les doutes et l'inconnu s'installent et entaillent toutes les certitudes et les acquis. Avec une grande acuité, l'autrice analyse cette détresse sur l'ensemble de son être. Elle ne se reconnaît plus. « Je ne sais pas si je vais continuer à être écrivain après la guerre. Les mots ont changé de nature. » Dans un premier temps, ils restent tout simplement coincés en elle. Le choc est tel qu'ils lui semblent vains, voire inexistants pour exprimer son ressenti. « Je me sens privée de la faculté à réunir les mots et extraire des pensées » ; alors elle les dépose comme elle peut sur le papier. Au fond d'elle, Sofia Andrukhovych reste persuadée que « les artistes peuvent être ceux qui, même dans cette situation à la limite de la vie et de la mort, nous rappellent la complexité du monde ». Celle-ci se heurte sans cesse à la cruelle réalité de la mort. Les chiffres démesurés sont concrets pour l'autrice puisqu'ils portent le visage de proches, comme Ira, décédée le premier jour de l'invasion. Sofia Andrukhovych manifeste aussi sa colère envers l'Occident car elle estime que tout cela se déroule dans l'indifférence du reste du monde. Comment parvenons-nous à évoluer ainsi ? Le découragement est palpable... Et pourtant, il faut se ressaisir, tenir debout et mettre un pied devant l'autre. L'autrice rend joliment hommage à ceux qui tentent de survivre coûte que coûte. Certains, comme sa fille, se réfugient dans des mondes virtuels, mais jusqu'où peut-on fuir ? « Est-ce qu'on oublie vraiment la guerre en la niant un instant ? » Ce qui est sûr, c'est qu'elle atteint les corps et les âmes. À chacun son arme. Sofia Andrukhovych s'accro-che sa plume, lucide et sensible, son gouvernail. « Tant qu'on achète des livres, qu'on boit du café, qu'on observe l'envol des cygnes, on protège pour soi-même et pour les autres une part de ce qui compte dans le monde. » À ses yeux, « sauver, aider, partager » demeurent les valeurs à préserver.
Tout ce qui est humain
Bayard
Tirage: 4 000 ex.
Prix: 16 € ; 176 p.
ISBN: 9782227501683