Avec un c, il désigne le pote de l’escouade, le poilu, l’ami du régiment. Avec un k, c’est l’ennemi, le Boche, le gars de la tranchée d’en face. Alexandre Lafon explore avec justesse cette sémantique de La camaraderie au front.
Les premiers historiens de 14-18 ne la traitèrent pas. Pour eux, elle était évidente. Alexandre Lafon est allé y voir de plus près. Il a cherché à comprendre ce "vivre-ensemble" appelé pompeusement "sociabilité ou socialisation dans l’expérience combattante en guerre". L’"Union sacrée" n’est qu’un ciment politique qui ne suffit pas à expliquer ce qui s’est mis en place dans cette "génération du feu".
En puisant dans les témoignages, les carnets et les récits d’écrivains, cet enseignant à l’université Toulouse-2 Le Mirail révèle toute la complexité d’une notion qui n’efface ni les classes sociales ni les origines géographiques, mais les dilue dans l’épreuve de la bataille. "La camaraderie est partie intégrante de la guerre. Comme l’alcool, elle soutient et réconforte les hommes soumis à des conditions de vie inhumaines", note le journaliste allemand Sebastian Haffner. Loin des siens, même au milieu de ses compagnons, le soldat est seul face à la mort, face à l’absurdité d’une situation qu’il n’a pas voulue, avec une peur qu’il n’avait pas envie d’éprouver.
Rester lui-même avec les autres. Voilà ce qui ressort de cette immersion dans le quotidien collectif des poilus. Alexandre Lafon ne fait pas de cette camaraderie combattante une panacée pour expliquer un conflit dont on peine à mesurer la violence.
La victoire de 1918 a cristallisé l’image d’une fraternité irénique. Ce travail montre qu’il n’en fut rien. Derrière la façade d’une solidarité un peu trop reconstituée après coup, c’est le sentiment d’un sacrifice mal partagé qui domine. Ces guerriers furent des "soldats par nécessité", selon Alexandre Lafon. Romain Gary disait que la force du soldat ne résidait pas dans son indignation, mais dans son indifférence. C’est dans cette neutralité-là que le "vivre-ensemble" s’est exprimé, au-delà même de ce qu’il pouvait espérer.
Laurent Lemire