Avant-critique Roman

Sophie G. Lucas, "Mississippi" (La Contre Allée)

Sophie G. Lucas - Photo © Ayla Saura

Sophie G. Lucas, "Mississippi" (La Contre Allée)

Sophie G. Lucas remonte le cours du temps pour nous embarquer dans l'épopée de gens ordinaires que ballottent les cahots de l'histoire.

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Par Sean Rose
Créé le 21.06.2023 à 09h00 ,
Mis à jour le 21.06.2023 à 12h12

L'odyssée des sans-voix. L'arbre est un symbole du vivant, par quoi on figure les générations dans les familles, lesquelles passent telles les feuilles et se renouvellent comme la frondaison au fil des saisons. Si l'arbre représente la perpétuation de la vie, le fleuve est l'image de la vie en tant qu'existence et mouvement. Entre flots des péripéties personnelles et courants de l'histoire, le fleuve nous emporte et nous noie dans l'indifférence de ses eaux. Seules quelques individualités surnagent et laissent une vaine écume dans leur sillage... Le Mississippi, ce long fleuve intranquille, donne son titre au premier roman de Sophie G. Lucas.

Plus qu'une simple analogie renvoyant aux vicissitudes de nos carrières humaines, l'immense cours d'eau américain devient la matière même du livre de la poète et autrice de textes à la veine sociale née en 1968 à Saint-Nazaire. Mississippi est un titre programmatique, une manière de métaphore performative. Et l'écrivaine de faire épouser à son écriture la consistance labile de l'eau.

Mais il s'agit bien d'une vraie fiction qui entraîne le lecteur sur plusieurs générations selon les méandres du désir des personnages issus d'un même ancêtre. Et aussi au gré des coups du sort. Ce hasard, ou fatalité, qui fait qu'on se retrouve du bon côté de l'histoire d'un clan, qu'on est le rejeton légitime ou le greffon entaché de bâtardise, la mauvaise pousse qui a germé d'une graine inconnue. Tout commence sous le règne de Louis-Philippe. De retour des abords du Mississippi où il a tenté l'aventure, Impatient, alias Alexis, parvient à faire reconnaître sa filiation et à inscrire son identité incertaine dans une généalogie solide. Là, dans sa Bourgogne natale, il se marie avec la fille d'un certain Lumière qui, sans héritier mâle, le considère comme son propre fils, jusqu'au jour où naît au vieux vigneron un garçon prénommé Antoine, futur père des frères Lumière inventeurs du cinéma... Mais cette geste des humbles ne se déploie que par le truchement de personnes dont la grande histoire n'aura pas retenu le nom : l'épouse d'Alexis, leur fille, le fils de leur fille, et ainsi de suite jusqu'à cette descendante, Odessa, née « bâtarde » au siècle dernier, et qui retournera dans les pas de son aïeul à ce coin d'Amérique que dévastera l'ouragan Katrina... Donner une voix aux anonymes, aux « illégitimes », extirper de l'oubli ces héros dont le seul fait d'armes est d'avoir combattu le malheur, c'est ce que peut la littérature. C'est ce que réussit formidablement à faire Sophie G. Lucas par l'enivrante grâce de ses mots.

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