5 mai > Roman France

Connaissez-vous le life settlement ? Si vous avez quelque argent à placer, la combine pourrait vous séduire. L’idée en est simple : vous rachetez à un quidam l’assurance-vie qu’il a contractée et dont il veut ou doit se défaire, et vous touchez le pactole lorsque ledit quidam passe l’arme à gauche. Ce qui ne manque jamais d’arriver ; voici "le Graal de la gestion, l’actif rentable et sans risque". Reste à déterminer le prix de la transaction, c’est-à-dire l’espérance de vie du vendeur…

C’est ici qu’Antoine Bello entre en scène. A partir de cette réalité économique prépondérante, il entrecroise les articles que le fameux journaliste Vlad Eisinger consacre à la question, les mails que lui envoie Daniel Silver, son condisciple à Columbia vivotant comme écrivain, et le journal de celui-ci, narrant la vie quotidienne de la bien nommée Destin Terrace, paisible résidence de Floride - et terrain de l’enquête d’Eisinger. Dans les notes de l’écrivain, les mécanismes décrits par les articles du journaliste trouvent leur illustration et leur incarnation : les personnes citées vivent, s’enrichissent, font faillite ou meurent, assurés comme assureurs, honnêtes gens comme arnaqueurs. Dans les mails qu’envoie Dan à son camarade, l’admiration pour l’exposé des ramifications du lifesettlement le dispute à l’indignation : comment un littéraire comme Vlad peut-il se contenter d’un style si pauvre, d’une évocation si clinique du monde, alors que les humains concernés sont truculents, voire spectaculaires ? Mais n’est-ce pas là justement la littérature, rétorque le journaliste, que cette fresque économico-métaphysique d’une spéculation généralisée sur la mort du voisin ? "Le nom de Steinbeck est indissociable de la Grande Dépression. Tom Wolfe a pondu des pages impérissables sur Wall Street. […] Voilà ce que j’aime dans mon travail : j’ai le doigt sur le pouls de l’époque plus sûrement qu’en arpentant la plage de Destin matin et soir."

Là est toute la question que pose le roman : où se trouve le pouls de l’époque, et où s’incarne-t-il ? De la spéculation financière aux logiciels permettant de préfabriquer des nécrologies sur un ton au choix factuel, sentimental ou lyrique, de la possibilité d’inventer des épisodes inédits de la vie d’écrivains sur leur page Wikipedia à l’algorithme qui déterminera à la fois votre budget et la date de votre mort, l’époque se prête à toutes les manigances et à toutes les fictions. Depuis les terrasses de Destin, on imagine le meilleur et le pire pour raisons financières ; les vies humaines ne se comprennent plus en dehors de la spéculation. Dès lors, le roman lui-même devient le terrain de jeu du probable et du canular, à l’image de ces devinettes en forme d’anagramme qui concluent chacun des mails que s’envoient les deux compères, et qui trouveront une résolution inattendue. Fresque d’une époque, réflexion sur la narration et ses pouvoirs, fable ludique sur les chiffres et sur la création, le roman d’Antoine Bello est à la fois spéculatif et spéculaire : il réinvente aussi bien le monde que la littérature.

Fanny Taillandier

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