« Quand cette vague médiatique incroyable a déferlé, nous avons reçu des demandes d'interviews des grands journaux du monde entier - le New York Times, le Spiegel, El Pais - à tel point qu'il a fallu les freiner », raconte Heidi Warneke, directrice des cessions de droits de Grasset. Stratégiquement, la maison décide alors de garder la parole de l'écrivaine pour le moment où Le consentement paraîtra dans les différents pays, ce qui lui permet de vendre les droits du livre dans vingt-deux langues. Vanessa Springora, qui assure aujourd'hui cette promotion à distance compte tenu de la crise sanitaire, confiait à Livres Hebdo, lors de la remise de son Trophée d'Auteure de l'année 2020, qu'elle était « heureuse » que son ouvrage voyage « notamment dans des pays où la condition des femmes est moins libre qu'en France, où j'aurai des lectrices, et des lecteurs je l'espère, qui pourront trouver des armes dans ce livre pour se défendre, apprendre à dire non et protéger leurs enfants. »
Couverture médiatique
En juin, le livre se hisse immédiatement en tête des best-sellers au Danemark. Mi-septembre, il paraît en Espagne en castillan et en catalan. « Cela n'aurait pas pu aller mieux », se réjouit l'éditeur Penguin Random House/Lumen, « le livre, devenu iconique, est recommandé par des femmes écrivains et par Manuel Vilas, un des auteurs les plus prestigieux en Espagne ». Mais la deuxième vague de Covid-19 pénalise la littérature étrangère et les chiffres ne sont pas aussi importants qu'attendus. Fin septembre, en Allemagne, « la réponse dans la presse, à la radio et à la télévision, des blogueurs a été intense et très sérieuse, et les retours des lecteurs ont également montré que non seulement les femmes mais aussi de nombreux hommes réfléchissaient profondément à ce cas d'abus et à son contexte social et culturel », explique l'éditeur Karl Blessing Verlag, qui compte beaucoup sur la parution en format poche pour rattraper les ventes impactées par la crise sanitaire. Le livre sera ainsi présenté à la Foire du livre de Leipzig en 2021. En octobre, il jouit encore d'une couverture médiatique dithyrambique en Suède, au Portugal, en Israël, en Lituanie ou au Japon. Mais la pandémie conduit à repousser sa parution dans beaucoup de territoires. Il est en cours de traduction au Brésil, en Chine, en Corée, en Croatie, en Finlande, en Hongrie, en Islande, en Roumanie, en Russie, en République tchèque, en Turquie. Prévu comme titre phare, avec tirages significatifs et positionnement marketing particulier, il ne paraîtra qu'en février en Italie, au Royaume-Uni et aux États-Unis, où il sera précédé d'une interview exclusive de Vanessa Springora au New Yorker. « Tous les pays du monde ne sont pas aussi avancés sur la libération de la parole collective des femmes », constate Heidi Warneke, « et ce livre, qui apporte une pierre différente à l'édifice, touche principalement les démocraties. Il a mis plus de temps à intéresser l'Asie et n'est pour l'instant traduit ni en Inde ni en langue arabe ».
Scandales pédophiles
Étonnamment, si tous les pays qui s'intéressent au Consentement ont été atteints par l'onde de #MeToo, et s'ils sont nombreux à avoir été rattrapés par de vastes scandales pédophiles touchant des centaines de milliers d'enfants, pour la plupart des médias étrangers l'histoire de Vanessa Springora ne pouvait avoir lieu « qu'en France ». Tel The Guardian, tous s'étonnent de la complaisance de « l'establishment culturel français », rappellent la lettre ouverte publiée en 1977 dans Le Monde et Libération de « l'ogre » Gabriel Matzneff, défendant les relations sexuelles entre adultes et enfants, et signée par Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, Louis Aragon, Roland Barthes, Gilles Deleuze... Les médias pointent cette « curiosité » française qui place la littérature avant la morale, et rappellent que seule une journaliste étrangère, la québécoise Denise Bombardier, osa tenir tête à M. Matzneff, sous les sarcasmes, sur le plateau de Bernard Pivot en 1990. Comme El Pais, la plupart des médias rappellent aussi le contexte post-68 et son slogan « il est interdit d'interdire ». « La France découvre soudain que la pédophilie a été pendant longtemps pratiquée au grand jour et faisait l'objet d'une tolérance générale », s'étonne encore Die Tagesspiegel. Une affaire en somme de « milieu et de zeigeist », comme l'écrit la Nouvelle gazette zurichoise. C'est aussi l'angle retenu par le correspondant du New York Times en France, Norimitsu Onishi, dans un article paru dès le 11 février, et devenu le plus lu sur le site du quotidien américain. Titrée « Un écrivain pédophile - et l'élite française - sur le banc des accusés », son enquête pointe la protection, pendant des décennies, de Gabriel Matzneff par « des personnalités influentes des médias, de l'édition, du monde politique et du milieu des affaires », entraînant ainsi la démission de l'adjoint à la culture de la maire de Paris, Christophe Girard. « Pour nous la force du livre est qu'il montre quelque chose de très français, explique Norimitsu Onishi, le consentement et l'emprise sont des notions abordées depuis très longtemps aux États-Unis, mais nouvelles en France. Je ne peux pas me mettre dans la tête des lecteurs, mais il me semble que c'est ce qui suscite leur curiosité ». Seul journaliste à être allé à la rencontre, sur la riviera italienne, de l'auteur désormais retiré des ventes, privé de subvention, de décorations, de sa chronique dans le Point et sous le coup d'une enquête judiciaire, Norimitsu Onishi a consacré début décembre un nouvel article à « l'entre-soi » littéraire, rappelant le maintien dans le jury du prix Renaudot de Christian Guidicelli, compagnon des virées aux Philippines de Gabriel Matzneff. Extrêmement sollicitée, Vanessa Springora est questionnée sur la bienveillance française envers les artistes visés par des accusations de pédophilie, de David Hamilton à Roman Polanski, et l'absence d'âge minimum de consentement, malgré les dernières recommandations du Haut Conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes. En France, « il s'est passé la meilleure chose qui puisse se passer pour un livre : il change la société, impacte les regards, peut-être la loi. Ça a été extraordinaire », souligne Heidi Warneke. « Hors de nos frontières, on parle encore beaucoup de cette drôle de solidarité entre intellectuels, admet la responsable des cessions de droits de Grasset, mais quand le livre paraît et que la parole de Vanessa est là, la perception change, on découvre l'universalité du propos, qui pourra peut-être libérer d'autres paroles ».