Une revue littéraire sur papier qui fait l’apologie du numérique, cela peut paraître curieux, c’est pourtant ce que fait dans sa prochaine livraison, le 14 novembre, la prestigieuse NRF, la Nouvelle revue française publiée par Gallimard. Encyclopédisme de Bouvard et Pécuchet de Flaubert, paperolles "hypertextuelles" de l’auteur d’A la recherche du temps perdu, la littérature n’a pas attendu Internet pour se nourrir d’un au-delà ou d’un à-côté du texte. De la pionnière Chloé Delaume, ayant intégré l’esthétique de la Toile, à Pierre Senges, "résistant" à la frénésie contemporaine en écrivant toujours à la main, en passant par Alexandre Lacroix, qui voit dans Internet et ses infinies possibilités la nouvelle tentation de saint Antoine, cette "e-NRF" interroge l’écriture à l’ère de la révolution numérique.
Stéphane Audeguy - "e-NRF" est une manière de boutade en réponse à ceux qui nous verraient disparaître au nom de je ne sais quel progrès. Cela dit, je ne crois pas trahir un secret en disant que la maison qui l’édite y pense. Mais tout faire basculer sur Internet ne me paraît pas une bonne voie. Car la revue littéraire a une fonction d’inactualité : la lenteur avec laquelle on y réagit à l’actualité, le décalage qu’elle propose, ça me paraît essentiel dans un monde par trop réactif. Je serais partisan d’une mixité : Internet serait un remarquable complément à la revue papier, les archives et les anciens sommaires sont du reste déjà accessibles en ligne.
Je ne suis pas un apocalyptique : l’usage de l’électronique n’évincera pas le papier. Je ne suis pas dans le "Ceci tuera cela" de Hugo, qui prédisait dans Notre-Dame de Paris que la presse de Gutenberg tuerait la bible historiée qu’est la cathédrale. Pas d’opposition donc, ni même de résistance : nous ne sommes pas Fort Alamo environné par des individus peinturlurés qui font de l’Internet alors que, nous, nous ferions de la vraie littérature sur papier.
L’apparition de la photographie avait déjà obligé les peintres à se situer par rapport à ce nouveau médium : le cadre, la question du réalisme, etc. Aujourd’hui les écrivains sont de fait connectés, les lecteurs aussi. Quand un auteur décrit par exemple un hôtel à Lisbonne, vous pourrez toujours aller voir en trois clics le 42 de la rue Machin, et alors ? Une fois devant, vous n’avez rien, ça ne remplace pas l’écriture. En revanche, cet accès rapide à l’information engendre des pratiques fort diverses : d’aucuns feront l’économie des descriptions, car la visibilité d’Internet est telle que dépeindre le réel leur paraît superfétatoire ; d’autres donneront dans la veine descriptive du nouveau roman ou dans l’hyperréalisme, voire dans la technique du collage, ce qu’on a pu reprocher à Aurélien Bellanger dans son roman sur Xavier Niel ; d’autres encore s’en inspireront pour imaginer, à la manière d’un dispositif d’art contemporain, une installation, je pense à Cécile Wajsbrot qui a écrit un livre autour de la vidéosurveillance.
Philippe Forest et moi ne sommes pas allés chercher ce que je nomme dans l’avant-propos "les premiers chrétiens de l’Internet", ces gens qui se prétendent purs mais qui ont un compte à régler avec le champ littéraire ou les éditeurs ayant refusé leurs livres. Deuxième repoussoir : les discours réactionnaires qui dénoncent une supposée dissolution de la littérature. Il fallait éviter la thématique du manque ou de l’exception élitiste. Nous avons privilégié des personnes qui réfléchissent aux interactions entre Internet, écriture, édition, des acteurs de ces espaces littéraires en ligne comme Fabula, véritable laboratoire de recherche critique.
Quand on parle de texto, on pense à un jeune décérébré qui écrit avec 30 fautes de français par phrase, mais ces échanges écrits par courriel et autres tweets et SMS sont un renouveau de la conversation. La qualité de ces espaces de dialogue dépendra des gens qui sont dans ce salon à tel moment et de leur bonne volonté pour la conversation. Assouline a raison de dire que Diderot aurait aimé les forums et Wikipédia.
La confession comme genre littéraire date de Rousseau, là-dessus intervient Internet avec l’accessibilité universelle à la sphère privée. Avec le blog, on observe une dévaluation de la confidence. Jean-Philippe Toussaint distingue entre l’intime et le privé. La littérature, c’est l’intime. Mais Internet peut aussi très bien servir le champ littéraire. Chevillard est un excellent exemple avec son blog, L’autofictif, qui paraîtra ensuite en forme de livre.
Votre question témoigne des valeurs contemporaines de fluidité, d’instantanéité ou de rapidité que je partage en partie, mais l’obstacle majeur à la diffusion des revues n’est pas tant la fracture numérique que la fracture culturelle. Je fais la distinction entre publicité, publication, édition. Vous mettez un texte en ligne, il est public, mais si personne ne le lit, ce n’est pas une publication. Ensuite, s’il n’y a pas de dialogue avec un médiateur qui se trouve encore être appelé "éditeur", vous n’aurez pas d’édition. Remue.net est le cas typique d’un lieu Internet dans lequel il y a un vrai travail d’édition, on l’a choisi dans ce numéro parce que c’est une maison d’édition qui allie de manière originale l’autogestion et la régulation. Pour autant, la vraie question qui se pose au sujet de ces éditeurs virtuels est celle des lecteurs. Il y aurait là une enquête sérieuse à faire.
Des différences de modalité, on l’a vu, mais pas d’essence. S’agissant de la littérature, ce qui est fondamental dans la littérature va se poursuivre même quand les objets matériels auront disparu. On peut dire d’Internet ce qu’on disait de la langue : c’est la meilleure et la pire des choses.