Le narrateur de L'Apocalypse heureuse de Stéphane Lambert regarde un film sur les crimes pédophiles commis au sein de l'Église, il éclate en sanglots. Lui remontent la honte et la culpabilité d'avoir été lui-même abusé, enfant. Non par un prêtre mais par un ami de la famille. D. exerçait sur le garçon qu'il était une emprise de l'ordre de la fascination. D. abusait également de son frère. Et le narrateur en était jaloux. Aujourd'hui il se sent coupable d'avoir si longtemps tenu secrets les agissements du pédophile, honteux d'avoir aimé cet homme qui perpétrait sur lui ses crimes. Il n'avait que 10 ans.
Trois décennies plus tard, l'écrivain belge né à Bruxelles en 1974 décide de rebrousser chemin, prendre à l'envers le chemin d'une innocence violée. Il a rendez-vous avec un médecin pour une séance d'« EMDR [Eye Movement Desensitization and Reprocessing], un type de thérapie qui aurait prouvé son efficacité sur les grands traumatisés de guerre ». Hasard malheureux de l'adresse, et déroutante concordance de l'espace et du temps - comme s'il rejouait la scène du crime - le voilà dans le même quartier, le même immeuble que celui qu'habite D. Le thérapeute lui propose une consultation dans un autre cabinet où il exerce. Lambert dit non. Si longtemps il lui a semblé avoir éludé le trauma, que cette fois, ça y est, il franchit le cap et accomplit le saut dans les ténèbres du passé. Ce discours sur la résilience, cette mode de convertir chaque échec en réussite et le sort de la victime en conquête héroïque, sont pour lui encore un odieux déni de la catastrophe, la veule abdication de notre fragilité. Et le courage n'équivaut ici pas tant à la peur dépassée qu'à la peur recouvrée, assumée.
Au traumatisme provoqué par D. et ressenti en décalé, à l'âge d'homme, quand le narrateur se rendrait enfin compte de la perverse séduction du pédocriminel, s'ajoute le souvenir du divorce de ses parents et du déménagement qui s'ensuivit. Les prémices de l'adolescence correspondent à une prise de conscience qui le désarçonne telle une épiphanie : « Il n'y a pas de scène initiale. Tout à coup on est plongé dans la vie. Avec pour seule certitude qu'il va falloir la quitter. » L'abus sexuel cache un malaiseplus grand : « L'angoisse métaphysique se nourrit des accrocs de l'existence pour raviver son enracinement, chaque perte réveille la dévoration de l'esprit et les matins restent des douleurs à apprivoiser. » Un chaman lui avait expliqué son mal-être par le fait qu'il aurait vécu antérieurement des morts violentes. Le seul exorcisme : l'écriture. Et l'exorciste d'avoir jeté sur nous le sortilège d'un style, tout en vérité et en pudeur.
L'Apocalypse heureuse
Arléa
Tirage: 3 000 ex.
Prix: 19 € ; 184 p.
ISBN: 9782363082855