Avant-Critique Roman

Sylvie Germain, "La puissance des ombres" (Albin Michel) : Le chœur des ténèbres

Sylvie Germain - Photo © Tadeusz Kluba

Sylvie Germain, "La puissance des ombres" (Albin Michel) : Le chœur des ténèbres

Crimes atroces, meurtres gratuits... Sylvie Germain signe un roman dont le protagoniste est hanté par l'ubiquité du mal.

J’achète l’article 1.5 €

Par Sean Rose,
Créé le 27.04.2022 à 13h00 ,
Mis à jour le 27.04.2022 à 16h20

Le visage, pour le philosophe Emmanuel Levinas, c'est l'infini de l'autre. Ce visage, c'est le commandement « Tu ne tueras point. » Considérer autrui dans l'irréductibilité de son être et comment serait-il possible d'envisager de le posséder, voire de l'anéantir. Et pourtant l'humain n'a pas cessé, ne cesse de tuer. Aujourd'hui qu'on a inventé les drones qui massacrent à distance, les écrans font écran, qui empêchent qu'on ait l'autre en face. Sylvain Leuseudre, lui, quand il tue, c'est vite fait, bien fait, il esquive le regard de celui qu'il frappe. La première victime, il l'a poussée du balcon dans une fête : Gaspard est tombé sans avoir eu le temps de se retourner. Quant à la seconde, il lui a asséné un coup de couteau aussi bref qu'efficace. Le protagoniste du nouveau roman de Sylvie Germain, La puissance des ombres, se tenait en embuscade et a bondi sur ce client du café Le Bel Ailleurs. « Stupeur et effroi du regard de Cyril surpris par l'irruption d'un agresseur. » Sylvain « a beau hâter le pas dans le dédale des rues désertes, le regard de la victime reste collé à lui. » Sylvain tue gratuitement parce que le mal n'a pas de sens, parce que le mal est la preuve de l'absurdité de l'existence que ni le cœur ni la raison ne rédiment. Il tue pour venger le viol et le meurtre de sa petite sœur, Rosine, dont on n'a jamais retrouvé l'assassin, il sème l'absurde deuil pour exorciser la douleur d'une mère précocement emportée par la maladie et la peine.

Abandonné par un père qui avait quitté sa mère du jour au lendemain alors qu'elle était enceinte de Rosine, Sylvain est élevé par son oncle Bepo quand il devient orphelin. L'espiègle garçon qu'il fut n'a jamais recouvré sa joie de vivre. Auprès de la figure paternelle et bonhomme de Bepo, il grandit et se console chaque fois que l'oncle entonne des chansons ravivant les souvenirs d'enfance du Sylvain d'avant, d'avant la triste fin de sa mère, l'atroce disparition de sa sœur... Au poids du chagrin s'ajoute celui de la culpabilité, le grand frère qui était en retard pour aller chercher la fillette à l'école l'a vue partir dans la voiture du ravisseur. Sylvain est rongé par le remords de son impuissance face au mal. Comment s'en sortir sinon en y cédant, en pactisant... Le mal est partout : c'est l'ombre enveloppant le moindre de nos gestes, tapie dans chaque recoin du réel, auréolant de noirceur toutes choses. Le chant du monde est un chœur de ténèbres. On pense au Caligula de Camus, l'amant dépité de l'idéal, qui, voulant la lune, sombre dans la cruauté absolue ; à Raskolnikov dans Crime et châtiment de Dostoïevski qui, s'affirmant au-dessus de l'éthique du commun des mortels, justifie son acte homicide. Mais ici, Sylvie Germain esquisse encore une nouvelle figure de criminel, un personnage sans justification, marqué du sceau de Caïn, portant le stigmate de notre nature humaine dont le mal est consubstantiel. Est-ce sans espoir ? Même l'auteur d'un crime n'est pas sans visage.

Sylvie Germain
La puissance des ombres
Albin Michel
Tirage: 15 000 ex.
Prix: 18,90 € ; 220 p.
ISBN: 9782226475879

Les dernières
actualités