Après Aux belles Abyssines, son deuxième roman, qui avait obtenu en 2013 le prix Nicolas-Bouvier, Bernard Bonnelle change de continent, d’époque, et de registre. Mais son exigence littéraire demeure, comme la grande qualité de son écriture.
Les serviteurs inutiles, ce sont deux hommes du XVIe siècle, emportés dans la folie des guerres de Religion, qui ont combattu les armes à la main, qui s’opposeront violemment, mais que l’affection, et une forme de sagesse, finira par rassembler. Le roman s’ouvre en 1561, avec le livre de raison que tiendra Gabriel des Feuillades, jusqu’en 1573. Gabriel, gentilhomme périgourdin, ancien soldat en Italie sous les ordres de Blaise de Monluc, capitaine de guerre mais aussi humaniste, est revenu "vivre entre les siens le reste de son âge", comme disait Du Bellay. Sa femme Louise, si douce, si pieuse, sa fille Phoébé, psychologiquement "disgraciée", et son fils Ulysse qui manifestera très tôt un caractère rebelle. A l’adolescence, il ne supportera plus la vieille liaison de son père avec une servante de sa maison, ni surtout sa tiédeur religieuse. Catholique certes, mais incroyant, voire mécréant, Gabriel estime que "catholicisme et protestantisme sont les deux visages d’un même mensonge". Chargé par le roi Charles IX de "recoudre le pays déchiré" dans sa région, il va faire preuve de tolérance, de compassion, d’intelligence, pour parvenir à une "paix boiteuse", que le massacre de la Saint-Barthélémy, le 24 août 1572, va faire voler en éclats. L’année suivante, Phoébé est emportée par la fièvre typhoïde, Ulysse quitte la maison pour s’engager dans les troupes des Ligueurs, catholiques fanatiques, et son père arrête d’écrire.
Le jeune homme combattra de longues années sous le duc de Mayenne et le duc de Guise, dit "le Balafré", avant de revenir au pays. Entre-temps, la guerre aura frappé durement les Feuillades. Sa mère a été tuée et enterrée sans sépulture chrétienne, son père, aveugle, n’est plus que l’ombre de lui-même et plus le maître chez lui. Ulysse, qui en a voulu longtemps à Gabriel, jusqu’à ce que lui-même tombe amoureux de Flore, une huguenote qui épousera un pasteur, va finir par se réconcilier avec un homme qu’il aime et respecte profondément, et surtout avec lui-même.
En choisissant une époque violente, aussi barbare que la nôtre, et en mettant en scène, comme un modèle, un humaniste, un sage à la Montaigne, Bernard Bonnelle a non seulement écrit un beau roman, mais un livre de paix, dont nous avons bien besoin. J.-C. P.