Mille pages, et 10 000 cases « exactement », assure l’éditeur qui le publie pour fêter les cinq ans de sa stimulante collection « 1 000 feuilles » : Mazette ! Mais si La proie est l’événement BD du début de l’année, c’est moins par son poids que par son ampleur et son ambition. Avec une maîtrise stupéfiante du découpage et de la narration, un dessin concentré sur l’essentiel et des cadrages redoutablement efficaces, David De Thuin bâtit dans un univers inquiétant et cocasse une épopée enthousiasmante, qui tient le lecteur en haleine de bout en bout.
Sur la plage d’une île-continent énigmatique et inhospitalière, deux créatures pittoresques à l’allure de gros insectes, Tipôme et Bumble, le second plus timoré et casanier que le premier, en recueillent une troisième au physique canin, Topuf, venu d’une terre inconnue, miraculeusement rescapé d’un naufrage. Pour eux, il est « l’élu », le sauveur de leur monde, annoncé par une lointaine prophétie. Topuf, lui, veut surtout retrouver le fils qui naviguait avec lui. S’ensuit, à la recherche du fiston ou de l’accomplissement de la prophétie, un périple rocambolesque, et même plusieurs puisque apparaissent au fil des pages de multiples personnages, toujours attachants quoique pas toujours amènes. Doramants et Dogulfs, Grünhes, Svourbes et Nabots, Bormes et Cavernoles comme les nombreuses variétés d’Infectes sont psychologiquement inspirés des figures du riche bestiaire du maître de la bande dessinée animalière, Raymond Macherot, dont David De Thuin est fan. Leur physique, en revanche, est plus extraterrestre, dans l’esprit des fameux Shadoks de Jacques Rouxel.
Sur ce canevas de fantasy, truffé de discrètes références aux vieux contes comme à des figures de la BD belge tel Peyo, le dessinateur greffe un récit épique et philosophique, mélancolique, mystique et poétique, mené sans temps mort. Les considérations existentielles - manger ou être mangé, affronter la souffrance ou céder à une quiétude artificielle - sont emportées dans un tourbillon de situations, d’images et d’événements sur lesquels rebondissent littéralement les personnages. Piégeant son lecteur dans un gaufrier dense de 12 cases par page, le ferrant par des suspenses entremêlés, David DeThuin le laisse tout juste souffler dans des plans élargis pour mieux le rattraper avec un art consommé de l’effet de surprise, et ne plus le lâcher. Fabrice Piault