Une femme part en disant qu'elle reviendra quand elle aura plus de temps. Elle part en vacances, elle va peut-être lire A la recherche du temps perdu . Un peu plus tard, en rentrant, il y a ce parfum d'asphalte humide mêlé de feuilles, l'automne. J'avais mis plus de deux ans à le lire, vers l'âge de vingt, vingt-deux ans. Le tramway, les bruits du métal dans le métro me guidaient sur un parcours de chemins de fer compliqué, les phrases m'enveloppaient, je voyais des clochers, les notes faisaient apparaître les couches du texte, biffé, corrigé, transposé. J'étais à Méséglise, j'allais du côté de Guermantes, la plage de Balbec était toute plage. Il me revint alors cette impression diffuse, mais profonde, étendue, que j'eus un autre soir d'automne, où je sortais bien tardivement de chez un ami, puis, arrivé devant chez moi, le volume toujours en main - à moins qu'il s'agisse d'un de ces moments perdus où j'attendais je ne sais quoi devant la porte de mon immeuble, pour rien, sinon profiter de l'air du soir avant de retrouver le chaud - je parcourais quelques pages au hasard du premier volume et, bien plus qu'à la première lecture il me sembla truffé de ces phrases magnifiques qui vous transportent en un instant dans une chambre, une odeur, ce lit, que celui-ci est le vôtre, ou bien que le vôtre, celui de votre propre enfance, se superpose comme par magie aux lignes, aux mots qui glissent tout seuls, les yeux bougent, il y a des formes, des formules dans le vide. C'était cela : les phrases de Proust, répétées, devenaient des formules magiques. Cette impression d'une nébuleuse de pensées et d'émotions revenait. J'ai eu depuis de nombreux battements de paupières, intermittences nécessaires à l'apparition des images. J'ai aussi repensé à Proust en lisant Georges Didi-Huberman. Attraper, capturer des images, les relâcher, les laisser se déplacer et les suivre comme des lucioles. Pasolini, Agamben, Dante, Debord... Les petites lumières vagabondes du désir, la parade nocturne des insectes, l'étoilement libérateur, une nuit, le souvenir, il n'y a pas de grande clarté, la danse des images. Je lis le dernier livre d'Antonio Lobo Antunes. Je repense aux Vagues de Virginia Woolf, à Claude Simon, à Faulkner. "Je ne t'ai pas vu hier dans Babylone : écriture cunéiforme sur un fragment d'argile, 3000 ans avant Jésus-Christ." Des voix rencontrent des voix, une nuit, remontent le temps. Entre minuit et quatre heures du matin, des femmes, des hommes, de l'herbe coupée, des chiens, une boucle d'oreille, une tache brune, un chêne vert. Magnifique entrelacement, une ligne, quelques mots, un paragraphe, un mot, une question. La question, la connaissance. Avant de lire Survivance des lucioles (où il est cité), j'avais commencé Le temps presse , recueil de conférences données par Jacob Taubes. Philosophie, mystique juive... je ne le connaissais pas. Sur la quatrième de couverture, on peut lire ceci : "Il n'y a pas d'éternel retour, le temps ne permet aucune insouciance, mais il est tourment, le temps presse ." A l'intérieur, cet extrait d'un article paru en 1971, Le mythe dogmatique de la Gnose : " Gnosis , le terme grec qui désigne la connaissance, le savoir, prend une coloration spécifique dans la Gnose de l'Antiquité tardive : un savoir secret, révélé, nécessaire au salut, un savoir qui n'est pas acquis de manière naturelle, un savoir qui transforme celui qui connaît." L'intériorité, l'intime, l'esprit, le pneuma , le voyage de l'âme. Je revois le visage de ce garçon dans Les Mille et Une Nuits de Pasolini. Le courant de conscience, le temps, les voix, les lucioles.   A la recherche du temps perdu , Marcel Proust, éditions Gallimard Survivance des lucioles , Georges Didi-Huberman, éditions de Minuit Je ne t'ai pas vu hier dans Babylone , Antonio Lobo Antunes, éditions Christian Bourgois Le temps presse - Du culte à la culture , Jacob Taubes, éditions du Seuil
17.10 2013

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