6 février > Roman Irak

Pour des motifs mal définis, un trio de charlatans commande un jour à un obscur plumitif irakien, le narrateur, la biographie d’Abdel-Rahman Shawkat, connu dans le Tout-Bagdad des années 1960, et même dans tout le Machrek, comme "le Sartre des Arabes », celui qui voulait faire de sa ville "un autre Paris", lui redonner son rayonnement culturel du temps du calife Haroun al-Rachid. Auto-proclamé philosophe existentialiste, Abdel-Rahman est en fait un parfait abruti, qui n’a jamais commis une ligne - incapable d’écrire dans aucune langue connue - se contentant de pérorer dans les cafés, les salons et autres lieux fréquentés de Bagdad, où, grand amateur de femmes, il devint vite très populaire. Mais la culture arabe est demeurée très orale, et Schéhérazade, après tout, n’écrivit pas ses Mille et une nuits.

Le biographe va se lancer dans une enquête méticuleuse, consultant moult archives et documents, rencontrant les derniers témoins qui ont connu son bonhomme. Lesquels, trente ans après, se souviennent d’un rigolo, d’un hurluberlu, d’un fêtard palabrant dans tous les bistros, souvent "nauséeux", c’est-à-dire éméché, qui disait "néant" quand il allait s’enivrer, et "liberté" quand il allait au bordel. Abdel-Rahman, toute sa vie, fut grand amateur d’amours ancillaires et tarifées. Descendant d’une riche et ancienne famille d’aristocrates mis au placard durant la monarchie, c’est durant ses années "d’études" passées, après la guerre, dans le Paris existentialiste, qu’il a croisé Sartre (qu’il prétendait avoir connu dans son intimité avec Simone), et rencontré Germaine, sa bonne à tout faire, qu’il a épousée et dont il a inventé, une fois de retour à Bagdad, qu’elle était la propre cousine de l’illustre philosophe.

Mais l’imposture a fonctionné : l’existentialisme s’est répandu, dès les années 1950, parmi les élites intellectuelles arabes, Abdel-Rahman a eu son heure de gloire et même quelques disciples, comme Ismaël, un petit truand arriviste qui voit vite le parti qu’il peut tirer de la fréquentation du fada, lequel se vit Sartre et prénomme ses enfants, des jumeaux, ‘Abath (Absurde) et Souda (Insignifiance) ! Ismaël a séduit Germaine, cocufié son maître, et, peut-être, causé sa perte. Car, dans la vie de Shawkat, une énigme demeure : s’est-il suicidé un jour de "nausée", a-t-il été victime d’un complot trotskiste, ou de la vengeance d’Edmond al-Qoshali, furieux d’avoir découvert que Nadia, son épouse, avait été déflorée par le "philosophe" ?

Rien de tout cela n’a existé, bien sûr, mais la parodie de bio "universitaire" est réussie et drôle, enrichie de flash-back, d’intrigues adventices et de personnages secondaires hauts en couleur. A la fin, Foucault s’en vient même détrôner Sartre ! Ali Bader, lui, Bagdadi qui vit à Bruxelles, a l’air d’être un sacré écrivain, polygraphe prolifique et farfelu. Papa Sartre est son premier roman traduit en français : on en redemande déjà. J.-C. P.

23.01 2014

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