C'était pendant l'horreur d'une profonde nuit. Une nuit de tempête. Celle du 26 septembre 2002. Une nuit à ne mettre ni un chat ni un bateau dehors. Surtout pas celui-là, trop grand, trop abîmé, trop chargé. Il s'appelait le Joola, navire transbordeur construit douze ans auparavant, destiné à joindre Dakar à la capitale de la lointaine province de la Casamance, Ziguinchor. Malgré son relatif jeune âge, son notoire défaut d'entretien lui avait déjà valu bien des avaries. Il venait d'ailleurs à peine de reprendre ses traversées. Conçu pour accueillir entre 500 et 600 personnes, il avait appareillé ce jour là en début d'après-midi de Ziguinchor, fait escale à Karabane, avec, estime-t-on, près de 2 000 passagers, sans compter véhicules et autres cargaisons... L'inévitable advint vers 23h, lorsque notamment la panique entraînée par la gîte excessive du bateau eut pour conséquence de le faire définitivement chavirer à 40 kilomètres des côtes gambiennes. Quelques rares rescapés purent s'accrocher à la poupe restée émergée. D'autres, plus rares encore, emprunter les un ou deux seuls canots de sauvetage jetées à temps à la mer. Mais le bilan officiel fait état à ce jour de 1 868 morts, la pire catastrophe civile maritime de l'histoire, bien pire que celle du Titanic, par exemple. 

Cette tragédie obsède depuis longtemps le journaliste et écrivain Adrien Absolu, qui fut, avec notamment son ami Sylvain Prudhomme, l'un des animateurs de la regrettée revue Le Tigre. Cependant, dans cet impressionnant Les disparus du Joola, tout en se gardant des pièges d'une émotion qui pourrait être obscène, l'auteur ne s'en tient pas qu'aux seuls faits. Son livre est certes une enquête, parfois une manière de réquisitoire, c'est surtout un requiem pour tous ceux dont la vie bascula alors avec ce bateau, les morts comme les vivants. Ainsi, s'attache t-il à la figure d'une des victimes, un jeune français, Dominique, vingt ans (l'âge d'Adrien Absolu alors), fils d'une patronne d'épicerie bureau de tabac du Morvan. Son souvenir baigne le récit d'une amitié fantôme, une tendresse qui ne sait comment s'épancher. L'auteur est aux côtés de chacun, notamment de ces survivants qui ne savent quand finira cette nuit, si c'est déjà le matin, quand c'est l'après-midi où ils commenceront seulement à être recueillis. Il ne les quittera plus, jusqu'à ce jour, jusqu'à ce livre, modèle à suivre d'un journalisme authentiquement littéraire. Ceux du Joola ont peut-être disparu, ils ne pourront plus être oubliés.