Un écrivain qui a commencé sa carrière par un recueil d’entretiens avec Arrabal (Pierre Belfond, 1969) ne saurait être foncièrement mauvais. Mais rebelle, certainement, face à l’ordre du monde tel que certains cherchent à nous l’imposer, et de manière insidieuse, pire : soft. "Plus les temps sont durs, remarque Alain Schifres, plus les gens sont mous." Et donc collants, comme une chaîne d’information en continu. "La pensée molle est machinale", note-t-il aussi.
Schifres est un lexicographe, auteur, entre autres, d’un Dictionnaire amoureux des menus plaisirs (Plon, 2005), qui s’appuie sur les mots pour épingler les tics et les tocs de notre époque. Castigat scribendo mores, en somme. Dans un style parfait, économe (ici, pas un mot de trop, alors qu’ailleurs, notamment à la télé, on les galvaude, on les dévoie, on les use), avec un humour pince-sans-rire de bon ton, et dans un esprit de salubrité publique. Mais, comme toujours chez les vrais moralistes, la charge n’est jamais gratuite, qui peut raviver des souvenirs douloureux. Ceux de la guerre, de la collaboration, de la Shoah, par exemple. "Qu’aurais-je fait ? ma conduite sous l’Occupation allemande" est, selon l’auteur, l’une des questions qui taraudent toujours les Français, ainsi que "peut-on rire de tout ?".
Schifres moque, pêle-mêle, la flûte à champagne qui remplace la coupe, le charabia amerloque qui sévit partout, les marronniers qui continuent de pousser dans la presse, Karl Lagerfeld (l’une de ses têtes de Turc), ou les étudiants qui fourguent de l’ONG dans la rue… "On ne dit pas les choses, on les sourit", "Le monde n’a jamais été aussi jeune et aussi creux" sont quelques-uns de ses aphorismes. Il traite aussi de politique, mais le sujet, inépuisable, mériterait un volume à lui seul.
J.-C. P.