Il est des êtres dont on aime à peu près tout. Même leurs faiblesses, surtout leurs faiblesses. Comme ce petit lapin à patte folle, dernier être de papier de la grande Rébecca Dautremer. Pour démarrer dans la vie, un sacré vade-mecum, un nom à son image, à la fois modeste et souverain, Jacominus. Grand-mère Beatrix (comme Beatrix Potter ?) a voulu en rajouter quelques couches : Stan, Marlowe, Lewis, mais les parents ont préféré s'arrêter là.
L'album s'ouvre en majesté sur un somptueux tableau de jardin public avec force mamans et papas souris, oiseaux, chiens, tous flanqués de moult rejetons. Au milieu de ce beau monde, bébé Jacominus, invisible, endormi au fond de son landau, avec au-dessus de lui, penchés comme des fées, ses géniteurs béats d'admiration, gagas et gazouillant à foison. Est-ce parce que Jacominus était souvent dans la lune qu'il a fait une mauvaise chute lui laissant une patte folle ? Commentaire de l'adorable grand-mère : « Un brin de folie ne fait de mal à personne. » De cette jambe mal guérie, Jacominus ne parlera jamais. Il est du genre taiseux. Affublé d'une bonne bouille, d'un inénarrable gilet vert tricoté main et d'inséparables béquilles, comme tout un chacun, il va tenter de se frayer un chemin sur les corniches parfois escarpées de la vie, de la cour d'école où pépient ses potes, Policarpe, César Agathon ou Byron, au banc public où il s'endort d'un sommeil éternel. Pour bien vivre, il lui faut apprendre à écouter, à réfléchir, à avoir confiance en lui, à se retenir de pleurer, surtout devant sa voisine Douce Vidocq.
Quand vient le moment de quitter sa famille, il s'aventure sur un grand bateau, puis il connaît des tas de personnes, mésaventures et bonheurs. Car la vie de Jacominus est comme un poème d'Apollinaire, « La joie venait toujours après la peine ». Ainsi le jour où grand-mère Beatrix a invité toute sa famille dans un joli cimetière pour son enterrement est aussi celui où il reconnaît son béguin pour la douce Douce à qui il finit par faire sa déclaration. De leur union naissent trois adorables lapereaux qui lui courent parfois sur le râble, mais qu'il aime plus que tout. Le temps de philosopher encore un peu, et voilà déjà qu'il est l'heure de tirer sa révérence.
Pour illustrer ces riches heures, Rébecca Dautremer déploie une fresque de pages somptueuses baignant dans une ambiance onirique. Ses images lumineuses semblent extraites du matériau dont sont faits nos rêves. Bien que patinées, les couleurs - carmins, bleus de Prusse, vert amande - éblouissent la rétine. Chaque image distille une lumière singulière, à la fois délicate et puissante. Leur secret de fabrication ? Une gouache qui part du blanc et va vers l'ombre, comme à l'aquarelle. Les nombreux détails qui foisonnent dans l'image et ravissent le lecteur sont, eux, travaillés avec de tout petits pinceaux. La plus belle page de l'album est sans conteste celle de Jacominus soldat, de retour d'une bataille visiblement perdue, dans une steppe de neige et de mélancolie, le regard perdu parmi ses compagnons d'infortune en guenilles. Cela s'appelle la grâce.
Les riches heures de Jacominus Gainsborough
Ed. Sarbacane
Tirage: 0
Prix: 19.5 EUR
ISBN: 9782377310173