Le 3 septembre 1951, dans son impressionnant palazzo Labia, à Venise, orné de fresques par Tiepolo, le comte Charles de Beistegui, un aristocrate mexicain aussi riche que blasé, a décidé de donner un bal masqué exceptionnel, qui sera considéré comme le dernier sursaut des fastes de la vieille Europe. Tout le gotha international est convié, stars et écrivains, hommes d’affaires et gigolos, et aussi quelques journalistes, comme Pierre Saint-Cyr, le narrateur principal, un ami de Nimier à qui il a vendu le sujet pour son magazine Opéra. Orson Welles et Louise de Vilmorin, Churchill, Dalí, Yul Brynner, Marie-Laure de Noailles, Pierre Cardin, Cocteau, Morand et Lacretelle, dans le rôle des vieux cyniques, sont de la partie, ainsi que Nina Stanley, une jeune Anglo-Indienne, fille d’un officier britannique et d’une princesse moghole, qui semble juste survoler la fête.
En effet, elle est venue à Venise dans un seul but : retrouver Jack O’Hara, le meilleur ami de son père, qu’elle a connu à Lahore, alors capitale du Pendjab indien, en 1947, et dont elle est tombée éperdument amoureuse. Cette histoire en flash-back, contée par elle-même, va nous donner les clés pour comprendre le dénouement. Jack, amoureux, lui, de Shirin, la mère de Nina, a semé le désordre dans le couple Stanley. D’autant que les Indes, comme on disait à l’époque, se transforment en une vaste poudrière : violences, émeutes interconfessionnelles, et vaste mouvement Quit India, lancé par Gandhi, qui entre dans sa phase irréversible. Mais avant de partir, les Anglais vont faire à leur ancien Raj un cadeau empoisonné, source encore aujourd’hui des principaux problèmes géopolitiques du sous-continent : la Partition et la création du Pakistan, le premier Etat islamiste du monde, avec les massacres qui s’ensuivirent.
Tout cela, Nina l’a vécu, avant, devenue orpheline, d’être "exfiltrée" vers l’Angleterre, malheureuse et rejetée à cause de la couleur de sa peau, mais attendant toujours un signe de Jack. Et c’est à Venise, enfin, lors de leurs retrouvailles, que se lèveront les masques. La journaliste Stéphanie des Horts, s’appuyant sur une solide documentation et sur son empathie pour l’Inde, nostalgique du "temps perdu", a réussi là un roman singulier, subtilement construit et vivement mené. Roman d’amour et d’aventures, reconstitution historique "en costumes", mais aussi, en filigrane, réflexion sur l’identité, le racisme, la colonisation qui ne laissera pas les lecteurs insensibles.
Jean-Claude Perrier