Fille d’intellos parisiens - mère conservatrice de musée, père professeur d’université et écrivain -, Emmanuelle Delacomptée a vécu durant un an le sort réservé par l’Education nationale, à la fois kafkaïenne et sadique, à la plupart de ses jeunes agrégés : elle a été nommée professeur stagiaire dans un collège rural au fin fond de la Haute-Normandie, en plein milieu des champs et du désert culturel. Aux 7 Grains d’or, à Saint-Bernard de l’E. Censée enseigner le français à des 4e pas particulièrement monstrueux mais, hélas, semble-t-il, dans la "moyenne" nationale, tant en niveau qu’en comportement : grossiers, ignares, totalement dénués de culture, pour qui Maupassant est un chanteur, l’écriture en texto leur activité principale, et "foutre le bordel" la seule façon d’exprimer leur trop-plein de testostérone. Pour compléter le tableau, elle doit suivre, afin d’être titularisée à la fin de l’année et nommée dans un endroit théoriquement plus amène, une formation à Evreux (71 km de son collège), dispensée par des théoriciens délirants dans un jargon totalement abscons, où les élèves sont des "apprenants" et les profs des "appreneurs"… Le mammouth aurait bien besoin d’être dégraissé de ses Trissotins.
Quant à l’aide, mise à part celle de quelques collègues ou condisciples (dont son confident, le beau Benoît, Drômois en exil qu’elle finira par rejoindre pour les vacances, et plus puisque affinités), elle ne peut guère compter sur Jeannine, sa "tutrice", presque-divorcée sous Prozac déprimant à Conches-en-Ouche. Inutile de préciser que ses inspections seront calamiteuses. Mais la hiérarchie, bonne fille, titularisera quand même Emmanuelle, lui permettant de gagner le paradis de Seine-Saint-Denis, où elle enseigne encore aujourd’hui, semble-t-il.
Contrairement à d’autres, comme sa collègue Sophie, Emmanuelle Delacomptée n’a pas craqué. Brave petit soldat, elle a tenté de faire entrer un peu de son savoir dans les têtes obtuses de ses élèves, qu’elle a même fini par aimer, d’une certaine manière. Son récit, très enlevé, fait rire alors qu’on devrait plutôt pleurer. Au moment de la rentrée scolaire, c’est elle qui devrait être nommée "formatrice" en haut lieu à l’Education nationale, radeau à la dérive barré par des apprentis sorciers. J.-C. P.