Marzena Sowa s’est fait connaître en réalisant le touchant Marzi (Dupuis) sur son enfance en Pologne avant la chute du mur. Krzysztof Gawronkiewicz, dit Gawron, a coréalisé l’étonnant Achtung Zelig !, troublante confrontation entre deux Juifs fuyant la déportation et un détachement de l’armée nazie basculant dans la folie. Les deux auteurs polonais se retrouvent pour restituer l’atmosphère ambivalente de Varsovie en 1944, peu avant la défaite allemande et l’irruption des troupes soviétiques qui placeront la Pologne derrière le rideau de fer pour quelque quarante-cinq ans.
La première partie de ce récit, dont la deuxième ne sera malheureusement publiée que plusieurs mois après, fait émerger trois personnages, dont le principal est la capitale polonaise elle-même. Varsovie est hantée par la disparition tragique de l’intégralité de sa population juive, et dévastée par cinq ans d’occupation et l’insurrection du ghetto au printemps 1943. Dans ses rues sombres déambulent Alicja et Edward, un jeune couple en gestation dont les prémices de leurs amours sont déjà chargées de la lassitude et des angoisses accumulées au fil des années de guerre. Présentation d’Edward à la famille d’Alicja ; rencontre de voisins marqués par des expériences traumatisantes ; interrogations sur le sens d’une vie contrainte et l’hypothèse d’un engagement dans la résistance sont autant de moyens d’exsuder un climat de malaise, entre espoirs illusoires et mélancolie. Marzena Sowa et Krzysztof Gawronkiewicz dissèquent les comportements, les obsessions et les dérives de Varsoviens ordinaires, ni vraiment bons ni franchement mauvais, tous pris dans un tunnel d’angoisses et de privations devenues quotidiennes.
Combinant un dessin très lisible avec des échappées plus stylisées, pour mettre en images des anecdotes édifiantes, Gawron donne à l’ensemble une dimension fantastique. Sous des cieux toujours sombres, envahis de nuages et de fumées magnifiées par un beau travail sur la couleur, se déploient dans leur banalité les peurs et les mesquineries aussi bien que les signes de la barbarie. Au point que même les velléités d’insurrection de certains apparaissent comme englués sous une lourde chape de plomb.
Fabrice Piault