Voilà quelqu'un qu'on a oublié. Malgré son prix Nobel de littérature en 1915, malgré l'admiration que lui portaient de grands esprits comme Freud, Romain Rolland (1866-1944) s'en est allé avec ses grandes idées. Son oeuvre est comme ces demeures classées que l'on visite avec un respectueux ennui. Certaines pièces restent fermées. Or, ce sont celles qui nous attirent : les vieux cahiers plutôt que les dix volumes de Jean-Christophe que personne n'a ouverts depuis des lustres.
Cet imposant Journal de Vézelay nous fait entrer dans l'atelier et aussi un peu dans la tête d'un grand écrivain vieillissant qui s'est installé dans ce village pour observer le monde comme il ne va pas. Il a 72 ans lorsqu'il quitte la Suisse pour ce haut lieu de la spiritualité. Il est toujours proche des communistes, se passionne pour Péguy, Gandhi, Beethoven, Robespierre, et pense à la décadence de son époque déjà exprimée dans son Journal des années de guerre, 1914-1919 (Albin Michel, 1952). Une chose est sûre, ce pacifiste ne craint pas la mort ! "J'admire la place éminente qu'on m'a toujours attribuée dans la haine atroce des adversaires de mes pensées - à toutes les heures d'excitation nationale, - aussi bien en 1914-1918 qu'aux jours d'aujourd'hui !" Pendant six ans, des accords de Munich à la Libération de Paris, Romain Rolland consigne sa vie dans la guerre. Avec sa femme Maria à ses côtés, il voit défiler les amis, comme Aragon qui le voyait entrer au Panthéon.
Il y avait un mystère autour de ce journal, sous scellés jusqu'en 2000 selon les volontés de sa veuve. Le voilà dissipé. Rolland demeure bien tel qu'en lui-même, une conscience arc-boutée sur ses convictions : il n'a pas renoncé au communisme malgré le coup de semonce du pacte de fer, il s'inquiète de la postérité de son oeuvre, il souffre de douleurs diverses, il vieillit.
Un tel document ne pouvait être publié que dans son intégralité, au prix de scènes de la vie de province assez mornes. Restent les moments forts : Munich, la déclaration de guerre, le pacte germano-soviétique, Hitler, Pétain, Laval, Vichy, la collaboration, l'antisémitisme, le marché noir, la Résistance, de Gaulle. De son côté, Maria passe de l'orthodoxie communiste au catholicisme. L'influence de Vézelay ? Plutôt de Claudel dont elle est tombée amoureuse...
Un millier de feuillets, ça ne se résume pas. On plonge dedans. Les bouées de Jean Lacoste sont les bienvenues. Ce sont ces notes qui rappellent, soulignent, précisent. Romain Rolland, cela se visite lentement. Comme on déballe les papiers d'une malle. On s'arrête sur une page, on ignore la suivante, on en savoure une autre parce qu'on reconnaît untel, parce que le portrait est bien vu ou que la révolte nous parle encore. Le meilleur de Romain Rolland se trouve peut-être ici dans sa sincérité et ses égarements. On croit que ce sont les fondations qui expliquent une oeuvre. Mais l'essentiel se trouve quelquefois au grenier...