1989 est l’année de la chute du mur de Berlin et le début de la fin de la Guerre froide. La Lituanie allait être la première des républiques soviétiques à faire sécession. 1989, c’est également l’année où paraît Vilnius poker de Ricardas Gavelis (1950-2002), vertigineux Voyage au bout de la nuit balte, mâtiné de Carnets du sous-sol dostoïevskiens et de Kafka. Rédigé entre 1979 et 1987, le roman de l’écrivain connu pour son écriture aux tonalités surréalistes fait un tabac. Il sera considéré comme un chef-d’œuvre de la littérature lituanienne contemporaine. Le voici enfin disponible en français dans une formidable traduction rendant toute la singularité d’une langue d’une poésie âpre, au rythme obsessionnel, aux images violentes et crues.

Si quatre voix forment ce noir récit polyphonique, c’est bien Vytautas Vargalys, protagoniste de la première partie de Vilnius poker, bibliothécaire désœuvré et paranoïaque ayant connu le goulag stalinien, qui en donne le "la" magistral en nous plongeant dans le cœur ténébreux de la capitale lituanienne - 340 pages d’une errance hallucinée à travers la Vilnius des années 1970, hantée par les spectres de son passé - un grand-père, cassandre dément rendant un culte à la "Fiente des fientes", l’étron géant censé figurer la situation de la Lituanie, un père brillant physicien alcoolique, une mère suicidaire, des amantes prédatrices sexuelles -, les atrocités de la guerre. La narration de Vytautas s’ouvre sur une limousine qui fend l’air et manque l’écraser. C’est un signe, il faut se méfier, on veut le liquider, ça ne date pas d’hier. "Ils" sont partout, "Leur" emprise ne cesse de croître. "Eux", c’est ce que le protagoniste nomme les "kanuk’ai" (invention lexicale de Gavelis, rappelant le mot "eunuque" en lituanien) qui "kanuk’ent" - vident les gens de leur sang, leur ôtent la virtus, cette vigueur morale qui vous inscrit dans l’humanité. S’incarnant dans le totalitarisme qui annihile l’individu, les kanuk’ai ont dans l’histoire de grands représentants, tel le "sacro-saint Zigouilleur" Staline dont Vytautas a fréquenté les geôles. Il n’est pas indifférent que ce soit au sexe du narrateur que son bourreau au goulag s’en est pris en le brûlant. Car le sexe, c’est aussi bien la force que l’amour - la possible rédemption. Il y a eu sa première femme, Irena, qui le sauva de la déchéance, et maintenant Lolita, jeune beauté qui a la moitié de son âge. Toute personne lucide sur l’omniprésence des "envahisseurs" est éliminée. Ainsi de son ami le génial mathématicien et jazzman Gédiminas hier. Quid de Lolita aujourd’hui ?

Mystère de la mort d’une jeune fille - cette fiction composée de récits en miroir nous fait douter jusqu’au concept de vérité -, Vilnius poker est avant tout le portrait d’une ville, apocalyptique et sublime. La métonymie d’une humanité déshumanisée : "Le flot de cadavres coule le long de l’avenue comme un fleuve trouble. Ces messagers du vide rampent sur le corps de Vilnius, telle une invincible armée de cafards."Sean J. Rose

Les dernières
actualités