Infréquentables, ainsi que les qualifie Pierre Ménard dans son alerte biographie parue chez Tallandier en janvier, mais pas seulement. Les frères Goncourt nous disent quelque chose d'une époque dont ils furent les concierges acariâtres. L'immeuble, c'est la société littéraire française fin de siècle. Du rez-de-chaussée aux combles, ils connaissent tous les locataires sur lesquels ils disent pis que pendre. Eux-mêmes écrivent, des romans blafards aux titres suggestifs : Renée Mauperin, Germinie Lacerteux, Madame Gervaisais.
Que dire d'autre de la monotonie de ces chameaux de compétition, vipères au point que Flaubert les surnommait Bichons ? Une particule alimentaire liée à l'achat d'un terrain de Goncourt sous le Premier Empire par la famille Huot, une vie de frustration de n'être pas de grands auteurs aux côtés de ceux qu'ils détestent, une fraternité inoxydable face à l'adversité, la postérité chevillée aux corps comme une guenille que l'on veut faire passer pour de beaux habits. Les Goncourt n'étaient pas moches, ils étaient pires ! Ils voulaient le faire croire. Ils se répandaient dans leur Journal comme on se vide d'un trop-plein de bile qui vous ruine l'estomac.
Bien sûr, ils ne furent pas que cela. Jean-Louis Cabanès et Pierre Dufief essaient de séparer le bon grain de l'ivraie, mais c'est une tâche quasi impossible tant la farine est corrompue. C'est dans le jus de la détestation qu'ils font leur pain quotidien. Leur jalousie est leur pierre d'angle, leur méchanceté leur ciment. Qu'ont-ils édifié avec cela ? Un monument qui demeure une source un peu saumâtre pour tous ceux qui s'intéressent à la vie littéraire, c'est-à-dire parisienne, de la seconde partie du XIXe siècle. Zola y est plagiaire, Baudelaire « une mouche à merde en fait d'art » et George Sand une « vache ». Sauf qu'en vacheries, les Goncourt sont hautement moins subtils qu'un Jules Renard qui les manie avec une sorte de génie. Jules et Edmond ne voient pas plus loin que le bout de leur mépris. Ils sont limités par leur antisémitisme, leur misogynie, leur alacrité permanente qui ferait presque sourire si elle n'était sans filtre.
Jean-Louis Cabanès et Pierre Dufief ont réussi un tour de force. Se servir d'un document exceptionnel - le Journal - pour comprendre une œuvre mineure qui serait restée dans la poussière d'hier s'il n'y avait eu cette idée testamentaire, cette volonté de créer cette académie pour les jeunes auteurs, eux qui détestaient tous les vieux de leur âge. Alors oui, cette biographie a du tempérament pour cela, pour ce qu'elle charrie de documents, pour ce qu'elle tente de préserver du cloaque, pour ces quelques mots sur Flaubert - « C'est un homme qui a eu quelque chose de tué sous lui dans sa vie, une illusion, un rêve. » -, pour ces « portraits chardons », pour leur sens de la caricature. Infréquentables, ils le furent sans aucun doute. Mais à les fréquenter on en apprend beaucoup, quelquefois en se bouchant le nez, sur un milieu qui a moins changé de registre que de vocabulaire.
Les frères Goncourt
Fayard
Tirage: 1 500 ex.
Prix: 35 euros ; 800 p.
ISBN: 9782213685960