Essai/États-Unis 2 mai Bret Easton Ellis

Il y a en littérature deux manières d'appréhender le réel. La première consiste à le commenter. C'est l'hypothèse Houellebecq ou Emmanuel Carrère. La seconde consiste à l'anticiper. En la matière, n'en déplaise à ses toujours nombreux détracteurs, l'orfèvre demeure Bret Easton Ellis. Nul mieux que lui - en tout cas, nul avant lui - n'a su annoncer ces lignes de faille, ces crises et ses spasmes, qui ont peu à peu dessiné le paysage fracturé du monde d'aujourd'hui. Que l'on se souvienne des hédonistes nihilistes pré-reaganiens de son premier roman, Moins que zéro, de la façon dont Patrick Bateman, le héros d'American psycho, semble annoncer la violence intrinsèque d'un monde réduit aux lois des marchés financiers (et aussi de la fascination dudit Bateman pour un homme d'affaires nommé Donald Trump...), comment Glamorama peut être compris comme une prescience du 11-Septembre, ou enfin pourquoi son chef-d'œuvre, Lunar Park, est avant tout une réflexion sur la déconstruction identitaire du mâle blanc occidental. Derrière l'image publique d'Ellis - sciemment superficielle, voire « organisant », par jeu autant que pour protéger sa fondamentale solitude, une certaine forme d'hystérie médiatique et désormais numérique - se cache un grand écrivain prophétique, un voyant.

Pour la première fois, avec White, Bret Easton Ellis nous dit moins ce qu'il voit que ce qu'il a vu, vécu ; et ce sans passer par le prisme du romanesque, auquel il semble craindre de ne savoir jamais revenir. De quoi s'agit-il ? Un peu à la manière des plus grands livres de Joan Didion (écrivaine chérie entre toutes pour lui), de réflexions (réseaux sociaux, politiquement correct, sexe, politique, tout passe au tamis d'une ironie aussi féroce que désenchantée), de confessions, d'une forme fragmentaire d'autobiographie rêveuse aussi. Si l'intelligence du propos ne se dément jamais, ce qui bouleverse, c'est ce portrait de l'artiste en enfant restant toujours un peu aux frontières d'un « devenir adulte ». « Ce que je voulais vraiment ? Etre poussé dans mes retranchements. Ne pas vivre dans la sécurité de ma propre boule à neige [...]. Je voulais être dérangé et même endommagé par l'art. Cela m'aidait à comprendre que le monde existait au-delà du mien et je n'ai aucun doute concernant le fait que cela m'a aidé à devenir adulte. Cela m'a poussé loin du narcissisme de l'enfance et vers les mystères du monde - l'inexpliqué. »

Dans ces pages hantées par sa propre jeunesse, d'une profonde noirceur, Ellis se tient là, sur cette ligne de crête d'un « nous (l'enfant, l'adulte, le gay aussi), c'est autre chose », bravant la chute. Ce n'est pas le combat avec l'ange, mais avec les démons, et d'abord les siens propres, avec la nuit, avec le désert qui gagne, et fondamentalement avec la solitude. C'est ainsi qu'il s'avance bravement, nu et dissimulé vers « l'imbroglio de notre sexualité, les profondes dissensions, les contradictions et la cruauté, la passion et la fraude qui constituent le fait d'être humain ». Un boulot d'écrivain.

Bret Easton Ellis
White - Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Guglielmina
Robert Laffont
Tirage: 50 000 ex.
Prix: 21.5 euros ; 312 p.
ISBN: 9782221241172

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