Avant-critique Essais

William Hay, "De la difformité. Essai, 1754" (Jérôme Millon) et Pierre-Louis Lensel, "Éloge des moches" (Perrin)

Jacques Callot, L'estropié au capuchon, Varie Figure Gobbi, Florence, 1616, musée des Beaux-Arts de Nancy. - Photo DR/Éditions Jérôme Millon

William Hay, "De la difformité. Essai, 1754" (Jérôme Millon) et Pierre-Louis Lensel, "Éloge des moches" (Perrin)

En 1754, William Hay publie un essai sur la difformité. Traduit aujourd'hui pour la première fois en français, il trouve un écho dans l'Éloge des moches de Pierre-Louis Lensel.

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Par Laurent Lemire
Créé le 28.05.2024 à 09h00

La beauté des laids. C'est un texte que les spécialistes de l'histoire du corps connaissent bien. En 1754, le magistrat et député anglais William Hay (1695-1755) fait paraître De la difformité. Lui-même est touché par la disgrâce : son visage est mangé par la petite vérole, il est bossu, mesure 1m52 et est atteint de la maladie de la pierre, un calcul vésical. Dans cet essai traduit pour la première fois en français et présenté par Jean-Jacques Courtine et Sophie Houdard, il met ses pas dans ceux de Montaigne et raconte comment il est observé dans la société de son temps. « La difformité du corps saute aux yeux de tous, mais les effets qu'elle produit sont connus de peu : l'expérience intime n'est réservée qu'à ceux qui en souffrent, et qui sont le plus souvent peu enclins à la révéler. » William Hay est un représentant fortuné de la gentry. « Parmi les cinq cent cinquante-huit membres du Parlement, je suis le seul à être ainsi. » Le regard que l'on porte sur lui est socialement biaisé, il en a parfaitement conscience. « Un individu difforme saura tout naturellement où se trouvent ses forces et ses faiblesses. Et comme il connaît bien ces dernières, il retrouvera sans peine les premières. » Cet opuscule d'une grande humanité ne cache rien des misères de la laideur. Il offre, selon Jean-Jacques Courtine et Sophie Houdard, « le spectacle des déformations d'un corps et le dévoilement des souffrances d'une âme ».

Ce texte magnifiquement troublant trouve un écho deux siècles et demi plus tard dans la collection de portraits proposés par Pierre-Louis Lensel. Son Éloge des moches, fort bien mené, nous présente onze personnalités que la nature n'a pas gâtées : des artistes (Toulouse-Lautrec), des politiciens (Danton), des reines (Anne de Clèves), un acteur (Mickey Rooney), une femme à barbe (Jane Barnell), une « gueule cassée » (Albert Jugon), un chanteur (Klaus Nomi) et même un critique littéraire (Sainte-Beuve). Ces récits montrent qu'il faut du temps pour se faire à l'idée que la forme ne reflète pas le fond. L'historien évoque d'ailleurs la « réputation usurpée de la beauté » et il cite ce mot de Toulouse-Lautrec : « Toujours et partout, la laideur a ses accents de beauté. C'est passionnant de les découvrir là où personne ne les voit. » D'autant que la beauté se fane, constate Hay, alors que la mocheté, dans sa durée, peut être dépassée par le verbe, le génie créatif ou l'attitude. Il cite en exemple le philosophe Francis Bacon : « Dans un grand esprit la difformité est un avantage lorsqu'on veut s'élever. » Perfectionner sa raison à défaut de son corps, c'est bien ce qu'illustrent ces deux ouvrages, à travers le témoignage d'un homme qui doute que sa carcasse soit la meilleure part de lui-même et les vies de ceux qui ont révélé « une âme droite dans un corps tordu ». Ils rappellent aussi heureusement qu'il n'y a pas de définition du beau, sans quoi nous n'aurions plus de curiosité. Il y a donc bien une beauté cachée des laids. Mais contrairement à ce que chantait Gainsbourg, elle ne se voit pas sans délai.

William Hay
De la difformité. Essai, 1754
Jérôme Millon
Tirage: 400 ex.
Prix: 16 € ; 128 p.
ISBN: 9782841374298
Pierre-Louis Lensel
Éloge des moches
Perrin
Tirage: 3 500 ex.
Prix: 22 € ; 288 p.
ISBN: 9782262096311

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