Avant-critique Roman

La force des destins. Tous les chemins mènent à la même blessure... » Cette blessure diffère pour chacun mais elle marque à jamais au fer rouge. Certains l'emportent même dans leur tombe, comme Mano. C'est sur son lit de mort qu'il déclare enfin sa flamme à Rachel, sa première femme, sortie depuis longtemps de sa vie. Atterrée, sa fille Atara, « née de sa semence », est le seul témoin de cet aveu. Elle pressentait depuis longtemps un secret et décide de percer enfin l'abcès pour se lancer sur le chemin de la vérité. Aussi doit-elle rencontrer cette première épouse, nimbée de mystères. Rachel a désormais 90 ans, alors de quoi se souvient-elle ? Et comment réintroduire ce passé dans son existence présente ? La première rencontre n'est guère enthousiasmante, tant les fantômes et les plaies, jamais cicatrisées, s'invitent au rendez-vous. Brusquement, Rachel est ramenée à sa jeunesse et à la genèse de son pays, Israël. Les deux étant étroitement liées, puisque Rachel a contribué à lutter contre l'occupation anglaise. « Très jeune, j'étais déjà politisée. J'étais rebelle », affirme-t-elle fièrement. Peu à peu, elle se confie à Atara sur cette période de sa vie, au sein de la lutte armée clandestine. Une révolte partagée avec Mano, cet idéaliste entier qui plaçait ses convictions au-delà de ses émotions personnelles. « Grâce à notre combat, nos enfants naîtront dans une réalité différente. » Rachel et lui ont connu une merveilleuse histoire d'amour, mais 1948 est le théâtre d'une éclosion et d'une explosion. Celle d'une terre blessée qui connaîtra son indépendance et celle de ce couple, qui n'y résistera pas. Cette héroïne « n'a pas connu de douleurs d'enfantement plus audacieuses que celles qui ont donné naissance à cet État. Que de rêves brisés, cette année-là, que de commencements restés sans suite. À quoi bon raviver un chagrin oublié. » Sans le savoir, elle renvoie Atara à ses propres problèmes conjugaux. Alex et elle espéraient recomposer une famille apaisée. « A-t-il perdu de l'intérêt pour la vie en général ou juste pour elle ? L'heure est-elle venue de dresser le bilan de leur amour, voire de baisser les bras, d'admettre leur défaite ? » Atara refuse ce constat, mais il est vrai que leur quotidien pesant semble avoir raison de leurs sentiments, autrefois si puissants. « Jamais ils n'avaient réussi à être le couple qu'ils s'étaient imaginé, à vivre l'union dont ils avaient rêvé. »

Telle est la force de ce roman : opposer l'utopie à la réalité et la durée. Avec une finesse incroyable, Zeruya Shalev prouve à nouveau à quel point elle maîtrise la complexité et les trahisons de l'esprit humain. La grande écrivaine israélienne - Prix Femina étranger en 2014 pour Ce qui reste de nos vies - mêle habilement les déchirements d'un pays et de deux couples en crise. Mano ne disait-il pas que « la guerre n'est pas dehors, elle fait partie de nos vies » et s'y insinue de façon invisible. Malgré les tragédies, la rencontre entre Atara et Rachel pourra peut-être réparer quelque chose en elles car leurs destinées étaient vouées à se compléter.

Zeruya Shalev
Stupeur
Gallimard
Tirage: 20 000 ex.
Prix: 23.50 € ; 368 p.
ISBN: 9782072765728

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