Étonnants Voyageurs

35 années d'invitation aux voyages

L'équipe des fondateurs : Christian Rolland, Jean-Claude Izzo, Brigitte Morin, Michel Le Bris, Catherine Renard et Maëtte Chantrel. - Photo © Cristophe le dévéhat

35 années d'invitation aux voyages

Le festival du travel writing à la Conrad s'est étoffé, aventuré vers de nouveaux genres et lieux. Récit de ce festival international du livre d'aventures et de voyages, qui a écrit sa propre légende.

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Par Fanny Guyomard
Créé le 19.05.2024 à 16h45

En ce mois de mai, une brise vivifiante souffle sur les remparts de Saint-Malo, inondés subitement par un éclat de lumière. Derrière des lunettes de soleil, on reconnaît Douglas Kennedy. Plus loin, les yeux plissés d'Edgar Morin, de Michel Serre, Théodore Monod ou de Dany Laferrière plongent vers l'horizon vibrant, taché de turquoise. La marée frissonnante lèche la tombe de Chateaubriand, tandis qu'un groupe bruyant, cheveux ébouriffés, sort d'un restaurant italien proposant moules et hamburger. Ce monde en effervescence est à l'image d'Étonnants Voyageurs, le festival des équipées romanesques qui se tient ici depuis 35 ans. Créé par une bande de gens de lettres.

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Un Café littéraire avec Maëtte Chantrel entourée d'Álvaro Mutis et de Titouan Lamazou.- Photo DR - ÉTONNANTS VOYAGEURS

La cause du festival

Trois d'entre eux se rencontrent à France 3 Bretagne : le cinéphile et futur romancier Christian Rolland, la pimpante vulgarisatrice littéraire Maëtte Chantrel et le maoïste Michel Le Bris, pirate emprisonné en tant que directeur de la publication de la Cause du peuple, pour « provocation aux crimes contre la sûreté de l'État et apologie du meurtre, du vol, du pillage et de l'incendie » et dont émanera le journal Libération. Jean-Claude Izzo est poète et journaliste communiste. Brigitte Morin, une spécialiste des salons professionnels. Le publicitaire Jean-Louis Simonneaux impulsera l'imagerie singulière du festival. Et le maire de Saint-Malo, René Couanau, convie toute la clique dans la cité des corsaires, port d'attache idéal pour célébrer l'exploration.

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Théodore Monod, Jacques Lacarrière, Michel Le Bris, Jim Harrison, Jean Malaurie et James Crumley.- Photo DR - ÉTONNANTS VOYAGEURS

L'idée : parler d'une littérature d'aventure, ouverte sur le monde pluriel. « Quitter le lit douillet de la civilisation et sentir sous ses pas le granit terrestre et, par endroits, le coupant du silex », écrivait dans un autre contexte (Voyage avec un âne dans les Cévennes, 1879) le modèle Robert Louis Stevenson - que Le Bris édite avec d'autres baroudeurs, comme l'océanographe et photographe Anita Conti, ou les Suisses Ella Maillart et Nicolas Bouvier. Ce dernier sait de quoi Le Bris veut parler : « Le voyage ne vous apprendra rien si vous ne lui laissez pas aussi le droit de vous détruire. [...] Un voyage est comme un naufrage, et ceux dont le bateau n'a pas coulé ne sauront jamais rien de la mer. Le reste, c'est du patinage ou du tourisme », estimait-il en 1964 dans ses Carnets du Japon.

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Michel Le Bris, Hugo Pratt et René Couanau, le maire.- Photo DR - ÉTONNANTS VOYAGEURS

Les artistes se retrouvent devant un public pour parler d'exil, de colonisation, de guerres. Le festival est « un lieu de vigilance, un lieu d'accompagnement des mutations du monde, en tout cas d'interrogation des mutations du monde », décrit l'écrivain martiniquais Patrick Chamoiseau. Et pour rencontrer ce monde, la cité des marins mettra ses voiles pendant plusieurs éditions vers l'ancienne colonie de Bamako, à Sarajevo, dans la western Missoula, la jungle de Brazzaville, ou encore l'Israélienne Haïfa. L'édition de 2010 à Haïti sera annulée à cause du séisme. « Amer savoir, celui qu'on tire du voyage ! / Le monde, monotone et petit, aujourd'hui, / Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image / Une oasis d'horreur dans un désert d'ennui ! », chante bien Baudelaire dans le poème dont est tiré le nom du festival. Il y loue les nobles histoires que nous lisons dans les yeux, profonds comme les mers, des étonnants voyageurs. « Montrez-nous les écrins de vos riches mémoires, / Ces bijoux merveilleux, faits d'astres et d'éthers. »

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Michel Le Bris et Ella Maillart.- Photo DR - ÉTONNANTS VOYAGEURS

Les brillants écrivains sont une centaine chaque année. Et pas forcément des célébrités. Paul Nothomb est préféré à sa petite-nièce Amélie Nothomb. Le Bris se fait une fierté de choisir librement les auteurs, même s'ils ne publient pas de nouveautés. Et demande aux libraires de ne pas exposer les mêmes éditeurs, pour éviter les doublons.

On y croise tout de même des auteurs mythiques. Luis Sepúlveda, qui traîne avec lui les souvenirs de la dictature chilienne. Hugo Pratt (1927-1995), qui refuse d'abord de venir en pensant à un salon de BD, et non de littérature. L'équipe refuse de plus d'être un simple salon : il faut des débats, des rencontres, de plus en plus participatives. Au Café littéraire, Christian Rolland (qui décède en 1999) et Maëtte Chantrel discutent avec plusieurs écrivains sur scène, leurs ouvrages annotés, griffonnés. Un auteur russe commettra l'affront de lancer à Maëtte qu'elle n'a pas lu son livre jusqu'au bout. Cette dernière, un peu vexée, poursuivra l'interview en lui rappelant espièglement la page à laquelle se réfère sa question.

Merci pour ces moments

Certains étonnants spectateurs sont si attachés au rendez-vous qu'ils gardent jalousement leur place toute la journée. On s'assoit aussi par terre. À la bonne franquette. Comme lorsque c'est l'éditrice Anne-Marie Métailié qui joue les traductrices. Ou que l'équipe organise la programmation avant l'avènement d'internet : « C'était artisanal, on épinglait les idées sur un tableau », se rappelle Maëtte Chantrel, qui se rendait un mois à Bamako pour préparer le festival, sans téléphone portable, intimée le soir de rentrer à l'abri, quand les esprits sortent à la tombée de la nuit.

Petit à petit, le festival s'ouvre aussi à de nouveaux genres. Débarquent le polar, la bande dessinée, la SF, le livre jeunesse, le cinéma, les essais. Les ados ont droit cette année à des ateliers BD et slam. Et toujours cette ligne rouge : inviter des auteurs étrangers (une trentaine de nationalités), même non traduits. Quitte à avoir des moments d'incompréhension, comme cette fois où des Russes ont posé un lapin au Café littéraire. Heureusement, un compatriote assidu se propose de remonter sur scène. « L'autre ne viendra pas, donc je prends sa place ! » 

Jim Harrison raconte lui aussi avoir fait faux bond à la presse, préférant les errances solitaires. « À Saint-Malo, j'ai bu et mangé, j'ai suivi l'océan très loin à marée basse, invisible à tout le monde sauf aux oiseaux de mer et à quelques merveilleuses vieilles dames occupées à détacher les coquillages des rochers. Je me suis allongé à plat ventre, dans mes vêtements coûteux et sans valeur, pour étudier les marées et leur contenu. Je me suis trompé d'ascenseur à l'hôtel et je me suis perdu dans le sous-sol, où j'ai fini par pousser une énorme porte en acier derrière laquelle une douzaine de ravissantes vieillardes mijotaient dans un bassin d'eau thermale », écrit-il dans l'album célébrant les dix ans du festival.

Personnalités intrépides 

Étrange période de concentration de personnalités intrépides, audacieuses, intimidantes. Comme Hugo Pratt et sa carrure de baroudeur, « des yeux de séducteur, des doigts de pianiste. Et physiquement, il impressionnait autant par sa force que par sa... légèreté », décrit l'écrivain Jean-Luc Coatalem. Il y a aussi l'intrépide Jean-Paul Bertrand, qui s'était retrouvé chez les Papous. « Au bout du deuxième jour, on m'avait tout volé, et j'ai décidé de tout récupérer », relate-t-il lors d'un Café littéraire.

Et puis Ella Maillart et ses yeux acier. « On la surnommait Tati Danielle, parce qu'elle était très dure ! », rit l'animatrice du Café littéraire qui se souvient de son arrivée au comptoir d'accueil des auteurs, cognant son poing sur la table : « Un demi ! » Ou quand, depuis la scène, elle rouspétait après Nicolas Bouvier qui avait encore fumé.

Les festivaliers se souviennent aussi des larmes de Jean-Marie Gustave Le Clézio écoutant une histoire qu'il avait écrite, lue par le comédien Élie Guillou. Ou de Maëtte Chantrel et l'Ukrainien Andreï Kourkov (Le Pingouin) dansant une valse. Un moment de respiration entre deux sujets graves. C'est bien là tout le sel du festival : malgré les catastrophes, faire lire et voir des mondes plus enviables. Comme le concluait Jim Harrison dans son récit d'errance : « J'étais donc grognon, à demi hystérique, déprimé, mais en fin de compte remis à neuf. » 

 « Verse-nous ton poison pour qu'il nous réconforte ! / Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau, / Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu'importe ? / Au fond de l'Inconnu pour trouver du nouveau ! » 

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