« En France, un ange avait préparé une place d'amour pour moi. Pas une place pour se cacher de la violence du monde, mais pour y entrer. C'était Annie Ernaux. Alors qu'elle décrivait la réalité d'une femme blanche et hétérosexuelle, j'avais la certitude qu'elle s'adressait à quelqu'un comme moi, un homme marocain gay. Sans doute parce qu'elle a fait ce geste d'écrire à partir de sa classe sociale originelle.
Avant mon arrivée en 1999, à l'âge de 25 ans, je n'avais jamais entendu parler d'Annie Ernaux, alors que j'avais étudié la littérature française à l'université de Rabat. Pendant toute cette période, tandis que j'essayais de renouveler ma carte de séjour, que je donnais des cours d'arabe, que j'étais baby-sitter, les lectures de ses livres m'ont aidé. Parce qu'à côté, je croisais des écrivains qui me faisaient sentir que mon français à moi n'était pas assez. Grâce à la présence d'Annie Ernaux dans cet espace qu'est la France, j'avais la confirmation que j'étais sur la bonne voie. Elle ne pense pas qu'il faille bombarder des justifications intellectuelles pour qu'une existence soit digne.
Annie Ernaux prête une grande attention aux autres, même quand elle parle d'elle. Plus il y a elle, plus il y a les autres. Je crois qu'elle comme moi ne donnons pas aux autres un rôle secondaire. Il m'a ainsi fallu beaucoup d'années pour trouver la forme juste pour écrire le livre sur ma mère, décédée en 2010. Dans Vivre à ta lumière, je la fais parler. Je ne voulais pas donner la version du fils qui a fait des études. À l'époque, quand je lui avais dit que je partais pour une bourse à Genève puis à Paris, elle n'avait pas compris. Elle était partie de rien, du désert. Ma mère n'a pas besoin de moi pour valider tous ses sacrifices. La littérature ne doit pas devenir la validation bourgeoise de cette vie-là. Il m'a fallu du temps pour me débarrasser de moi, et que ma mère parle avec sa voix d'avant. Car tout cela reste en nous.
Il y a quelque chose dans les sociétés qui nous pousse à considérer nos aïeuls comme incapables de comprendre ce qu'on pense. Parce que j'avais fait des études de littérature française, ma mère ne pouvait pas comprendre la sophistication ? Honte à moi d'avoir pensé cela ! C'est terrifiant. Si la culture nous amène à nous aveugler sur nos mères, c'est que la culture est une arme bourgeoise qui nous détourne de l'essentiel. »