200 000 lecteurs, Grand Prix des lectrices Elle, prix du Roman Fnac… Votre premier roman, La vraie vie, a rencontré un vif succès. Qu’est-ce qu’on ressent quand on écrit le deuxième ?
Quand j’ai commencé l’écriture de mon second roman, j’avais l’impression d’avoir mille paires d’yeux au-dessus de mes épaules. Je me sentais constamment jugée et je pensais sans cesse à ce que l’on allait dire. On ne se rend pas compte de ça quand on écrit son premier livre, c’est beaucoup plus simple.
Une pression qui enlève l’envie d’écrire ?
Cette pression n’enlève pas l’envie d’écrire, mais elle coupe le désir de publier, de montrer, de s’exposer. Quand on écrit un deuxième livre, on a en mémoire toutes les critiques qu’on a reçues pour le premier. Il faut apprendre à passer outre, à se dire "ça fait partie du jeu, c’est normal".
C’est ce que vous avez fait pour arriver à l’écriture de Kérozène ?
Pas tout à fait… je dirais plutôt que c’est par un petit tour de passe-passe ! Il y a un an, je bloquais complètement sur l’écriture d’un nouveau roman alors j’ai décidé d’écrire des nouvelles pour retrouver mon plaisir. Et c’est seulement au mois d’octobre, quand j’ai montré ces nouvelles à mon éditeur, qu’il m’a dit: "Mais… il est là ton livre !"
Un personnage de La vraie vie revient dans Kérozène, ressentez-vous le besoin de retrouver d’anciens personnages quand vous écrivez ?
Ce n’est pas parce qu’un livre est achevé que j’en ai fini avec mes personnages ! En fait, ils sont comme des potes. Plus j’avance et plus j’ai le sentiment qu’ils existent. C’est comme s’ils étaient dans un monde parallèle au nôtre et qu’ils venaient taper à ma porte pour que je raconte leur histoire.
Dans Kérozène, on retrouve aussi l’écriture acide et sans concession de La Vraie vie, pensez-vous avoir trouvé votre style ?
Mon style, je ne sais pas, mais ce qui est sûr c’est que le côté punchline reviendra toujours. Pour moi, ces punchlines sont des images qui font la littérature. Quand elles viennent, je ne peux pas résister au côté un peu mordant qu’elles ajoutent.
D’où vient cet appétit pour la punchline ?
J’ai une admiration sans borne pour les humoristes. A Bruxelles il y a un bon vivier de jeunes humoristes. J’aime aller les voir tester leurs blagues sur scène, il y a un côté laboratoire que je trouve inspirant ! D’ailleurs, j’ai un peu essayé avec mon nouveau livre. Avec la Covid, les salles de spectacle étaient en demande, ça m’a permis de me faufiler et de tester mon écriture en temps réel sur le public. En tant qu’auteur on a rarement la chance de pouvoir avoir ce rapport à l’oralité ; je trouve ça tellement dommage…
Malgré ce côté "stand up", Kérozène est loin d’être une comédie… Quelles dérives souhaitez-vous mettre en avant dans ce roman ?
Tous les rapports de domination. Les rapports de domination, c’est vraiment le cœur de mon obsession ! Aujourd’hui, grâce au féminisme et aux luttes antiracistes, ces rapports sont en train d’être remis en question. Je trouve ça extrêmement réjouissant de voir s’élever de plus en plus de voix et de les entendre dire : "ça suffit, on arrête".
En tant qu’auteure, vous sentez-vous pourvue d’une responsabilité supplémentaire ?
Je vois clairement qu’on a un rôle à jouer quand on est auteure car je sais à quel point certains récits ont pu me traverser et me transformer. Mais la difficulté de l’exercice est de ne jamais faire un livre thèse ou un récit de démonstration. Ce serait maladroit. Le lecteur n’est pas idiot, il sent quand on essaie de lui imposer une opinion, et je n’ai pas envie d’être dans ce rapport-là avec lui.
Cette responsabilité supplémentaire complique-t-elle l’écriture ?
Oui car je ne souhaite pas prendre la voix de quelqu’un d’autre, de quelqu’un que je ne suis pas. Par exemple, je suis très sensibilisée à la cause des réfugiés, à cette aide élémentaire qu’on ne leur apporte pas mais cela ne me viendrait pas à l’esprit d’écrire une histoire du point de vue d’un réfugié qui traverse la Méditerranée car je ne peux pas m'approprier cette parole-là. Elle ne m’appartient pas, je ne la connais pas, je n’ai pas l’expérience pour et je serais à côté de la plaque à tous les coups.
Il y aurait donc une question de légitimité qui se pose quand on raconte un récit...
Bien sûr. Pendant des siècles, la parole a été monopolisée par une frange très réduite de la population qui n’était pas forcément légitime de s'approprier certains sujets. Après, le problème qui se pose avec cette question de légitimité, c’est de savoir quelles en sont les limites. Est-ce que cela veut dire que je ne dois parler que de ce qui me correspond, moi, Adeline Dieudonné ? Pour moi, c’est aussi une responsabilité qui vient des éditeurs et de la presse. C'est à eux de faire parler ces voix jamais écoutées. La mienne, c’est de me taire et de leur laisser la place.