"Siamo o non siamo ?" A chaque étape de sa vie, à chaque question qui lui fut posée, l'oncle Vili, juif turc d'Alexandrie, papiste un tantinet fasciste, vendeur malheureux d'Isotta Fraschini en partance pour le Japon, gentleman espion au service de Sa Gracieuse Majesté retiré dans le Surrey, organisateur de la vente aux enchères dispersant les biens du roi Farouk en exil, collectionneur de femmes mariées, à l'exception notable de son épouse, répondait toujours par cette même formule fétiche en forme d'énigme ou de rodomontade métaphysique : "Sommes-nous ou ne sommes-nous pas ?"
C'est cette même question qui parcourt en un motif douloureux et tendre les deux livres que nous offre aujourd'hui le neveu de l'oncle Vili, l'écrivain américain André Aciman. Le nom d'Aciman est un secret bien gardé que se chuchotent entre eux des happy few qui savent que, en matière d'élégance du style et de la pensée, l'auteur de Plus tard ou jamais (L'Olivier, 2008) et Faux papiers (Autrement, 2002) est sans doute ce qui s'est fait de mieux dans les lettres américaines depuis le Edmund White d'Oublier Elena. Il est vrai que les tribulations éditoriales d'André Aciman en France (de Stock à Flammarion en passant par Autrement, Assouline et L'Olivier, donc) ont sans doute nui à une plus grande reconnaissance de son oeuvre dans notre pays. Né à Alexandrie en 1951, d'une famille juive francophone originaire de Turquie et d'Italie (où l'on parlait indifféremment, outre ces trois langues, le grec, le ladino et l'arabe), chassé de sa terre natale par Nasser à l'âge de 15 ans, il trouve refuge à 20 à New York, dont il demeure aujourd'hui résident, après avoir vécu à Rome, Paris et Cambridge. Ce voyageur sans autre bagage que sa culture encyclopédique a longtemps enseigné la littérature à Harvard et Princeton, tout en publiant de loin en loin quelques livres majeurs, essais ou romans, où l'exil toujours est comme une chanson douce. Ainsi en va-t-il de cet Adieu Alexandrie, publié une première fois en France chez Stock en 1996, réédité aujourd'hui chez Flammarion, que ses lecteurs les plus fidèles considèrent comme son oeuvre majeure. Il est vrai que cette chronique nostalgique et picaresque d'une famille d'Alexandrie sur trois générations, deux guerres mondiales (et autant de génocides) fait revivre avec un souffle sans égal un monde cosmopolite englouti. Alibis, le recueil d'essais inédit que publie en même temps Flammarion, est de la même eau endeuillée, réflexive en même temps que gorgée d'un puissant hédonisme (c'est aussi un peu, le "making of" d'Adieu Alexandrie). Aciman s'y définit en "nostographe" (du grec nostos, "retour"), et ses pages consacrées non seulement à Alexandrie (où se fait entendre une ligne mélodique très proche de celle de Durrell dans le Quintette), mais aussi à Paris, Rome, un jardin à New York ou l'eau de Cologne de son père, interrogent avec une infinie subtilité la pluralité des exils, de ceux qui vous font jouer à saute-frontières à ceux qui vous éloignent d'abord de vous-même... Ce jeu de miroirs magnifique est d'abord celui de la mémoire. C'est aussi celui de la littérature, dont André Aciman est un merveilleux serviteur.