"Si nous n’avions pas traité les Juifs aussi mal, nous n’aurions pas autant souffert d’attaques de terreur." Dès 1943, les Allemands établissent une corrélation entre l’extermination des Juifs et les bombardements alliés. Nombre d’entre eux se considèrent aussi comme des victimes tandis que les massacres continuent. L’opinion d’August Töpperwien, ancien combattant de 14-18, professeur de lycée, officier chargé des prisonniers de guerre, ne prête à aucune confusion. "Nous cherchons littéralement à exterminer ce peuple en tant que tel." Lui aussi se voit désormais comme un patriote assiégé à qui la Grande-Bretagne et la France ont déclaré la guerre. De remise en question, aucune.
Comment les Allemands ont-ils justifié la guerre ? Comment se sont-ils convaincus du bien-fondé de la violence, des tueries, des camps ? C’est le sujet ambitieux de ce livre copieux. Pour comprendre le ressenti profond de cette guerre dans la population, Nicholas Stargardt a puisé dans les archives de la Bibliothèque d’histoire contemporaine de Stuttgart. Mais le professeur à l’université d’Oxford ne s’est pas contenté de sonder ces 25 000 lettres en choisissant les correspondances dont les deux scripteurs ont été conservés. Il s’est aussi intéressé à la manière dont la radio, les journaux et les bulletins diffusaient la propagande nazie pour montrer comment le public influençait le privé.
Ce petit groupe pas forcément représentatif, il l’élargit ainsi au champ social tout entier. On voit bien alors comment, dans la sphère familiale, au long de ces chroniques domestiques, les Allemands ont compris les bombardements alliés, notamment sur Dresde, comme une punition pour avoir "maltraité" les Juifs. Même la défaite est envisagée comme une épreuve supplémentaire pour le peuple allemand.
Catholiques et protestants ont réglé leurs problèmes de conscience dans le secret des lettres. Leurs couples n’y ont le plus souvent pas résisté après la guerre vu le nombre de divorces. Avec ces témoignages inédits, on découvre comment la société allemande a reçu et assimilé cette connaissance de la Shoah, comment elle a compris qu’elle menait une guerre génocidaire et comment ce conflit a été vécu, supporté et justifié.
Au terme de cette vaste enquête qui pousse le chercheur aux limites de ses compétences, on ne sait toujours pas pourquoi les Allemands ont poursuivi cette guerre jusqu’au bout. Mais l’historien n’est sans doute pas le mieux placé pour saisir cela. Les écrivains, les cinéastes et les artistes ont livré des pistes sans avoir besoin de produire des preuves. Avec ce livre nuancé, Nicholas Stargardt apporte de l’eau à leurs moulins. A le lire, on mesure la justesse des propos de Roberto Rossellini sur Allemagne année zéro. "Les Allemands étaient des êtres humains comme les autres ; qu’est-ce qui avait pu les amener à ce désastre ? La fausse morale, essence même du nazisme, l’abandon de l’humilité pour le culte de l’héroïsme, l’exaltation de la force plutôt que celle de la faiblesse, l’orgueil contre la simplicité." C’est ainsi que l’on fabrique des monstres ordinaires. L. L.