Heimat : loin de mon pays est un ouvrage étonnant à tout point de vue. Nora Krug, une dessinatrice née en 1977 à Karlsruhe, en Allemagne, mais installée à New York, dans le quartier de Brooklyn, y procède à un impressionnant travail d'introspection familiale, une quête des origines qui la conduit au cœur de l'Allemagne nazie. Après douze ans aux Etats-Unis, la jeune femme, qui collabore à de nombreux journaux (The New York Times, The Guardian, Le Monde diplomatique...), enseigne à la Parsons School of Design de New York et réalise des vidéos d'animation, a voulu mettre au jour les racines du malaise qui l'empêchait d'assumer pleinement sa germanité, marquée du sceau de la Shoah. Elle ne supportait plus que « des étrangers [lui] disent [...] qu'il ne faut pas aller en Allemagne (parce que ça restera toujours le pays des Huns et des Nazis) », que « quand [elle] parle allemand avec une amie dans un quartier russe de Brooklyn [on lui] crache dessus » ou qu'« un camarade américain de l'école où [elle] étudie traite une fille de "sale Juive" dans [son] dos en espérant s'attirer ainsi [sa] sympathie ».
Sur le plan formel, cette recherche des traces - celles de sa famille, celles laissées par l'histoire dans la chair comme dans l'imaginaire des peuples -souvent mélancolique et poétique, se révèle aussi ambitieuse. Les 14 chapitres du livre de quelque 300 pages agrègent dans une construction parfaitement maîtrisée des séquences de son « journal d'une émigrée nostalgique », des anecdotes, des souvenirs écrits ou dessinés dans des styles et des formats variés, des photos, des reproductions de courriers, de documents officiels ou d'articles de journaux. Convaincue que sa citoyenneté allemande la relie à l'Holocauste, Nora Krug explore chaque parcelle de ses souvenirs et cherche à reconstituer le parcours des membres de sa famille pendant la Deuxième Guerre mondiale pour en dégager l'empreinte de l'histoire et des multiples dégâts et traumatismes qu'elle a provoqués. Le terme Heimat, rappelle l'auteure, définit le lieu auquel on associe un sentiment immédiat de familiarité. C'est l'endroit où on est né et où s'est forgée notre identité telle qu'elle se transmet de génération en génération.
Plusieurs figures émergent. Franz-Karl, le frère aîné de son père, né en 1926, enrôlé dans les jeunesses hitlériennes, puis dans les SS, est mort au combat en Italie à seulement 18 ans, en 1944. Edwin, le frère cadet de Willi, le grand-père maternel de Nora Krug, a disparu le 18 novembre 1944 sur le front, à 35 ans. Willi, lui, a survécu et dû se démener en 1946 pour rouvrir son auto-école, arguant qu'il n'avait adhéré au parti nazi que contraint et forcé. Autant de trajectoires ambiguës, ou pas tant que cela.