Le 14 janvier dernier, les éditions algériennes Frantz Fanon, dirigées par le journaliste Amar Ingrachen, ont été fermées pour une durée de six mois par les autorités de la wilaya (entité administrative) de Boumerdès. Sur la porte de l’établissement, une affiche explique que la maison a édité un « livre dont le contenu porte atteinte à la sécurité et à l’ordre public, ainsi qu’à l’identité nationale et colporte un discours de haine ».
L’ouvrage en question, L’Algérie juive, L’autre moi que je connais si peu (2023), est signé par la franco-algérienne Hedia Bensahli et a été préfacé par Valérie Zenatti. Il relate les formes de judéité qui ont jalonné l’histoire de l’Algérie. À rebours du récit officiel. Amar Ingrachen s'est confié à Livres Hebdo.
Livres Hebdo : Pouvez-vous revenir sur la fermeture de votre maison d’édition le 14 janvier dernier ?
Amar Ingrachen : Ce fût une véritable surprise pour nous. L’affaire est d’abord tombée sous le coup d’une instruction. Entre le 23 octobre et le 6 novembre 2024, j’ai donc été interrogé quotidiennement par des agents de service. J’ai également été entendu par le procureur et le juge d’instruction. Le procureur a d’abord requis la prison provisoire, mais le juge, estimant que l’affaire n’était pas aussi grave que le laissait entendre l’extraordinaire polémique soulevée par le livre L’Algérie juive, a préféré me mettre sous contrôle judiciaire allégé, avec obligation de me présenter au tribunal une fois par mois.
A priori, l’article 118 du code pénal algérien interdit à l’administration d’empiéter sur des affaires qui relèvent de la justice et la loi sur le livre dispose que seule la justice est habilitée à se prononcer sur le contenu d’une publication. Or, à la mi-janvier, des agents de la Sûreté nationale se sont présentés avec une décision du préfet de mettre sous scellés nos locaux, pour les mêmes motifs que ceux retenus contre nous par le procureur de la république.
« Chaque premier du mois, je dois me présenter dans le cadre de l’instruction »
Quels ont été les motifs de cette décision administrative ?
C’est le livre L’Algérie juive (2023), écrit par Hedia Bensahli et préfacé par l’écrivaine franco-israélienne Valérie Zenatti qui est à l’origine de tout ce qui nous arrive. C’est un ouvrage d’une grande objectivité, qui parle de l’histoire des Juifs algériens, de l’Antiquité à nos jours, et qui met en lumières les séquences difficiles qu’ils ont connues, notamment sous la colonisation, ainsi que leur apport considérable à la culture algérienne ou encore leur participation à la révolution algérienne. De notre point de vue, aucun élément dans l’ouvrage ne peut faire l’objet d’une controverse. Bien au contraire, il contribue à donner de la chair à la pluralité multilinéaire de la société algérienne.
Mais les motifs invoqués pour justifier l’enquête d’instruction sont ceux d’une atteinte à l’ordre public, à la sécurité et à l’identité nationale. C’est plutôt scandaleux d’être poursuivi pour le contraire de ce que vous avez fait. Il faut dire qu’à l’origine, les premiers à nous avoir attaqués sont un député et un ancien ministre, tous deux islamistes et connus pour leur judéophobie dont ils font désormais leurs fonds de commerce politique… Je considère, très concrètement, que tout ceci est une cabale.
Vous a-t-on informé de nouveaux éléments concernant l’évolution de la situation ?
La situation dure depuis le 6 novembre dernier. Je ne sais pas si cela va se terminer dans un tribunal correctionnel ou par un non-lieu. Pour le moment, chaque premier du mois, je dois me présenter pour être écouté, dans le cadre de l’instruction, ou simplement pour signer, montrer que je suis là. Concernant la maison d’édition, nous devrions pouvoir récupérer nos locaux le 14 juillet. Mais nous espérons que le problème se réglera plus vite que prévu, surtout que le président de la République, M. Abdelmadjid Tebboune, a officiellement défendu le livre de Hedia Bensahli dans le dernier entretien qu’il a accordé au journal français L’Opinion.
En citant L’Algérie juive nommément, il a dit que « les juifs font partie intégrante de notre histoire et que tout le bruit autour du livre relève de la polémique ». Pour donner sens à cette déclaration, nous demandons au président, en sa qualité de premier magistrat du pays, d’ordonner la levée les poursuites contre nous et de réparer les dommages qui nous ont été causés dans les meilleurs délais.
« Tout cela pourrait menacer notre place sur le marché éditorial »
Pouvez-vous continuer à travailler ?
Non, ce n’est pas autorisé et nos stocks, ainsi qu’une partie de notre matériel, sont pris en otage. C’est une situation très lourde pour nous. D’un point de vue financier, nous perdons beaucoup d’argent. Tout cela pourrait également menacer notre place sur le marché éditorial, surtout que la mise sous scellés de nos locaux intervient après la confiscation par la police de plusieurs centaines d’exemplaires du livre L’Algérie juive. À cela s’ajoute notre exclusion arbitraire de l’édition 2024 du Salon International du Livre d’Alger (SILA) et de toutes les manifestations culturelles officielles.
Avez-vous obtenu le soutien de vos pairs ?
Nous avons reçu de nombreux messages et courriels de la part de nos amis éditeurs, notamment français, maghrébins, africains et canadiens, de certaines organisations comme l’Alliance Internationale des Éditeurs indépendants, le BIEF, etc. Mais, curieusement, ni les éditeurs, ni la presse, en Algérie, n’ont fait la démonstration de leur solidarité. Bien au contraire, certains milieux ont même applaudi la tentative de notre mise à mort en reprenant à leur compte la rhétorique complotiste des islamistes et les griefs du procureur. Mais tout n’étant pas noir, certains intellectuels algériens se sont mobilisés pour nous défendre contre vents et marées à travers des tribunes libres ; nous leur témoignons ici toute notre gratitude. Il y a aussi récemment la position du président en notre faveur.
De notre côté, par souci de pédagogie, nous avons mis en place un « marque-page de solidarité ». Nous pourrons le proposer aux lecteurs à travers les salons du livre auxquels nous sommes invités, à l’étranger et dans certaines librairies partenaires en Algérie et ailleurs. Il s’agit d’un marque-page estampillé d’une citation de Frantz Fanon sur l’importance de toujours défendre la liberté. Nous le proposerons pour un euro symbolique à toutes celles et tous ceux qui se soucient de l’avenir de l’édition libre et indépendante dans le monde.
Il semblerait que l’action judiciaire dont vous êtes victime aujourd’hui s’inscrit dans un contexte plus global de crispations en Algérie…
Je pense que l’Algérie n’a pas toujours été « une Mecque des libertés » comme le prétendent certains thuriféraires intéressés. Elle l’est encore moins, aujourd’hui, surtout pour les intellectuels qui défendent une opinion libre. Le poids pris par l’islamisme dans la société est tel qu’il touche toutes les institutions de l’État, y compris les plus imperméables. Mais je suis optimiste et le rester malgré tout est le sens que je donne à mon combat en tant qu’éditeur, mais aussi en tant que citoyen.