« Le tirailleur sénégalais apparaît bien comme un objet historique qui contribue à la compréhension des régimes politiques français sur plus d'un siècle. » Anthony Guyon le démontre parfaitement dans ce beau travail synthétique. D'abord parce qu'il vient poursuivre un mouvement amorcé à la fin du XXe siècle avec les études de Marc Michel, Jacques Frémeaux ou Colette Dubois. Ensuite, dix ans après l'excellent livre de Julien Fargettas (Les tirailleurs sénégalais, Tallandier, 2012), il poursuit l'œuvre de compréhension de ce que fut cette « force noire » du Second Empire à la fin de la guerre d'Algérie. « L'histoire de ces hommes commence en juillet 1857 avec la création du premier bataillon de tirailleurs sénégalais par décret impérial. » Par la suite, cette désignation englobe tous les soldats de l'Afrique subsaharienne qui se battent pour la France, du Sénégal ou d'ailleurs.
Ponctué de judicieux portraits, cette histoire raconte aussi une France vue d'ailleurs, dans le miroir de ses colonies. Anthony Guyon la connaît bien puisqu'il a consacré sa thèse à ces soldats durant l'entre-deux-guerres. Il rappelle d'ailleurs combien les Allemands ont protesté avec une rare violence contre ces soldats intégrés dans les troupes d'occupation dans la Rhénanie et dans la Ruhr après le traité de Versailles, les qualifiant de « honte noire ». En 1940, durant la campagne de France, la Wehrmacht a exécuté des prisonniers tirailleurs après les avoir séparés des Européens. D'autres massacres ont suivi, y compris de la part de gendarmes français qui ont tiré sur des tirailleurs qui manifestaient pour obtenir le paiement de leur solde à Thiaroye, près de Dakar, le 1er décembre 1944. Bilan, trente-cinq morts et un profond ressentiment à l'égard d'un pays qu'ils avaient loyalement servi. Anthony Guyon revient sur le lourd tribut payé par ces 200 000 tirailleurs, enrôlés de gré ou de force, durant la Grande Guerre, notamment en 1917 au Chemin des Dames. Il évoque leur hardiesse et leurs victoires dans la défense de Reims en 1918, lors de la bataille de Bir Hakeim en 1942 ou pendant le débarquement en Provence en 1944. On comprend pourquoi Léopold Sédar Senghor voulait déchirer tous les « rires Banania » des murs de France, clichés dégradants envers ces combattants dont on commence à reconnaître le courage et à retracer les itinéraires.
C'est pourquoi Anthony Guyon se penche sur des personnalités comme le militant Lamine Senghor, le fortuné Mamadou Racine Sy, le poète Bakary Diallo ou le résistant Addi Bâ. À partir de 1944, on assiste au « blanchiment » progressif des troupes, même si l'on trouve des tirailleurs en Indochine puis en Algérie. L'historien montre bien la difficulté à se saisir d'une telle effigie à forte charge symbolique. « Le tirailleur est pris dans un triptyque : entre la figure du surhomme, celle du héros et celle de la victime. » Avec beaucoup de finesse, il parvient à dissocier les trois, afin d'en montrer toute la richesse pour la compréhension du passé colonial de la France.
Les tirailleurs sénégalais. De l'indigène au soldat, de 1857 à nos jours
Perrin/Ministère des Armées
Tirage: 3 000 ex.
Prix: 22 € ; 384 p.
ISBN: 9782262085971