Avec la mort de Jean-Jacques Pauvert, ce n’est pas seulement le dernier "monstre sacré" de l’édition française du XXe siècle qui s’en est allé. Gaston Gallimard, Jérôme Lindon et quelques autres appartinrent à cette ménagerie magnifique. Mais, aussi grands éditeurs qu’ils aient été, ils ne furent que cela : des éditeurs. Alors que l’empreinte de Pauvert va au-delà. "Il a inventé les années soixante", a dit de lui Annie Le Brun. Certes, il ne fut pas le seul : en même temps que Jean-Jacques Pauvert s’éteignait sur les bords de la Méditerranée, on fêtait, quelques kilomètres plus loin, les 80 ans de Brigitte Bardot, autre "inventrice" des années 1960 - cette époque survoltée de libération du corps et de l’intelligence, que beaucoup, aujourd’hui, voudraient de nouveau corseter.
Car le combat inlassable de Pauvert contre la censure contribua à faire bouger les lignes de la société. Ce combat, il s’y était identifié : "C’était un sentiment sauvage, écrit-il dans ses Mémoires, La traversée du livre, parus chez Viviane Hamy en 2004. Je tenais quelque chose que je n’allais pas lâcher. […] Quelque chose qui m’appartenait par une propriété que je n’aurais pas su définir. Que je n’avais pas envie de définir. C’était mon affaire, c’est tout." Mais l’erreur serait de n’identifier Pauvert qu’à ce combat. "Personne, aujourd’hui, n’a de vision cohérente de son catalogue, l’image de l’érotomane a submergé tout le reste", regrette Frédéric Martin, l’éditeur, en 2013 (à l’enseigne du Tripode), d’une ultime version de la biographie monumentale que Pauvert avait consacrée à Sade.
Son aventure éditoriale, Jean-Jacques Pauvert la débuta en 1945 dans le garage de ses parents, à Sceaux. Trente ans plus tard, Apple s’inventerait aussi dans un garage, mais, au sortir de la guerre, les start-up donnaient dans le littéraire. Le premier livre était signé Sartre et consacré à Camus - Explication de "L’étranger". Ce qui ne manquait pas d’une certaine ironie. Durant toute sa carrière, Pauvert se tiendra éloigné du champ politique (même si son activité, par ses choix, était on ne peut plus "politique"). Dans un manifeste publié en 1947, il clamait même son refus de l’engagement. C’est pourtant avec Sartre, qui ne cessa de professer tout au long de sa vie la nécessité de l’engagement, qu’il mit les pieds dans le métier…
Sur la durée
Le reste est connu. Sade, que Pauvert ressuscite au grand jour. Le Littré, qu’il réédite dans une mise en page qui fera date. Histoire d’O, paru en 1954 et dont la carrière commerciale se bâtit sur la durée (il ne s’en vendit que 1 000 exemplaires la première année, mais 30 000 exemplaires en 1975…), etc. Pauvert a très bien tout raconté dans ses Mémoires. "J’en ai vendu 7 000 exemplaires, un excellent résultat pour des Mémoires d’éditeur, parce que c’était un livre de transmission", souligne Viviane Hamy.
La traversée du livre s’arrêtait en 1968. Quid de la suite ? Un manuscrit existe, inabouti, mais qui, d’après nos informations, contiendrait des passages passionnants, notamment sur Guy Debord. Espérons qu’il paraîtra un jour.
Espérons de même que quelqu’un aura l’audace de se lancer dans une biographie de Jean-Jacques Pauvert. "La tâche sera énorme, prévient Frédéric Martin. A travers la figure de Pauvert, ce ne sera pas seulement une histoire de l’édition du demi-siècle qu’il faudra écrire, mais pratiquement une histoire des mentalités." Et sa fille, Corinne Pauvert, d’ajouter : "Comme tous les grands mystérieux, mon père a gardé une partie de son mystère. Son biographe devra passer outre la vision, en partie fantasmagorique, qu’on a de lui."