"Il n’y a pas, dans notre pays, de police mémorielle et morale des éditions", rappelait le président de la République, mercredi 7 mars, lors du dîner du Crif, le Conseil représentatif des institutions juives de France. Mais, s’exprimant sur la volonté de Gallimard de rééditer les pamphlets antisémites de Louis-Ferdinand Céline, Emmanuel Macron ajoutait: "Je ne crois pas que nous avons besoin de ces pamphlets."
Qu’un président de la République ait besoin de prendre publiquement position sur les problématiques éditoriales n’est pas loin d’être une première. Mais qu’il s’agisse des pamphlets de Céline, du projet de réédition critique de Mein Kampf que Fayard ne cesse de reporter, ou de nombreuses publications pour la jeunesse, de Tous à poil ! à On a chopé la puberté, l’édition a vu se multiplier ces dernières années les pressions morales. Pour Emmanuel Pierrat, avocat spécialisé dans le droit de l’édition et blogueur sur Livres hebdo.fr, "on assiste à un bouillonnement général qui emporte tout, une nouvelle censure morale, parfois très légitime, parfois sauvage et subjective. Je comprends le désarroi des éditeurs qui vont jusqu’à se demander si la couleur d’une couverture ne va pas choquer", ajoute-t-il, précisant qu’il reçoit chaque semaine "des éditeurs très fébriles".
"Pas prêts"
De l’avis général des éditeurs, cette pression se fait de plus en plus forte et complique singulièrement leur tâche. "La loi nous garantit toujours la liberté de publier, mais les contenus sont de plus en plus décortiqués, pour le meilleur ou pour le pire", constate Christophe Tranchant, directeur général de Milan, qui a dû affronter début mars une polémique fulgurante et d’une extrême violence autour de l’album jeunesse de la série "Les Pipelettes" On a chopé la puberté. Ce dernier, écoulé à seulement 2 000 exemplaires, a fait l’objet d’une pétition en ligne, qui a recueilli 150 000 signatures, l’accusant de véhiculer des clichés sexistes. L’éditeur, qui a fini par céder en annonçant qu’il ne réimprimerait pas l’ouvrage, s’explique: "J’ose le dire : nous n’étions pas prêts, et je m’en excuse auprès de nos auteures. Je crains qu’aucun éditeur jeunesse ne le soit. Tous les éditeurs vont devoir se préparer davantage à gérer ce type de crise et apprendre à soutenir la liberté de publication."
Nivellement des valeurs
"Ça ne me paraît pas impossible que cela nous arrive aussi un jour, redoute en effet Marion Jablonski, directrice d’Albin Michel Jeunesse. Nous sommes aujourd’hui dans une société de surveillance généralisée, sur le modèle américain. Ce n’est pas forcément toujours un mal, mais on se pose plus de questions avant de publier, on prend de nouveaux réflexes, et cela influence notre liberté d’expression.""Nous devons faire plus attention à la manière de présenter certains sujets lorsque nous savons qu’ils risquent de choquer, confirme Sophie Hogg, directrice littéraire responsable du département Histoire de Fayard. Le problème est l’amalgame qui est fait entre une censure légitime (antisémitisme, incitation à la haine raciale) et une dictature du politiquement correct qui nivelle dangereusement les valeurs", ajoute-t-elle.
Si tous les éditeurs perçoivent l’émergence d’une nouvelle moralité qui peut leur compliquer la tâche, beaucoup essaient aussi de la combattre. "On a de plus en plus de censeurs. Arrêtons cette escalade dramatique et faisons confiance aux éditeurs", demande Thierry Magnier, le directeur d’Actes Sud Junior, également président du groupe jeunesse du Syndicat national de l’édition (SNE). Lui-même visé par des polémiques ces dernières années, comme avec le Dictionnaire fou du corps de Katy Couprie, retiré des écoles parisiennes à la demande de la mairie en 2016, l’éditeur prépare pour 2019 une nouvelle collection de "romans érotiques pour adolescents de plus de 15 ans".
Tout en déplorant "une vague de moralité hallucinante", la directrice des éditions de l’Observatoire, Muriel Beyer, tient elle aussi à "rester sur [sa] ligne morale". "Je ne me pose pas la question de savoir si je vais être embêtée ou pas", assure-t-elle, alors que sa maison vient de publier Les conspirateurs du silence de Marylin Maeso, un essai philosophique qui s’interroge sur la violence des réseaux sociaux.
Tribunal des réseaux sociaux
Car pour les éditeurs, la menace vient bien désormais des tweets et des posts, de leur "agressivité sans débat", selon la formule de Sophie Hogg, et de leur puissance parfois destructrice. "Les réseaux sociaux amènent à la fois le pire et le meilleur, estime Thierry Magnier. Aujourd’hui, on peut y soulever de vrais problèmes, mais aussi assassiner n’importe qui en quelques minutes. Je trouve ça très triste.""Avec la pression des réseaux, la violence de la charge peut devenir la norme, et la prime est à celui qui crie le plus fort", renchérit Christophe Tranchant chez Milan.
Un avis que partage forcément Anne Guillard, l’illustratrice d’On a chopé la puberté. Ecœurée par "les proportions sidérantes de la polémique" autour de son album, elle a décidé de mettre fin aux "Secret des pipelettes", la collection auquel il appartenait. "Des gens qui n’ont pas lu ce livre avant de le critiquer accusent l’éditeur de ne pas avoir lu ce livre avant de le publier, et estiment devoir empêcher les autres de le lire", constate-t-elle amèrement dans une lettre publiée jeudi 8 mars. S’adressant à ses détracteurs, elle ajoute: "Vous avez le droit de trouver ce livre idiot, ringard ou inapproprié… Mais si vous réclamez qu’on fasse disparaître un ouvrage parce que vous n’en approuvez pas le contenu, alors c’est que vous vivez au Moyen Age." Pour Vincent Cuvellier, auteur chez Gallimard Jeunesse, à l’initiative d’une pétition intitulée "Pour interdire les pétitions! Non à l’interdiction des livres qui nous déplaisent", la meilleure façon de combattre un livre avec lequel on n’est pas d’accord reste le non-achat et le débat.
Montée de l’autocensure
La pression morale et la censure partent "toujours d’une bonne intention, rappelle Emmanuel Pierrat, qui publiera ce printemps La culture, les nouvelles morales et la censure chez Gallimard. Mais ce qui m’intéresserait, c’est qu’au lieu de pétitions en ligne, on fasse des lois sensées et que l’on déplace le débat dans un cadre juridique. Pour contrôler, le droit est toujours mieux", note-t-il.
Cette montée des tensions préoccupe l’Union internationale des éditeurs (UIE), dont la liberté de publier est l’un des piliers. "La France est un pays où les éditeurs peuvent travailler librement, dans un cadre légal protecteur de la liberté de publication, estime son secrétaire général, José Borghino. Mais nous parlons de plus en plus de l’autocensure des auteurs et des éditeurs dans nos discussions sur la liberté de publication. Les pressions exercées sur les éditeurs sur leur travail se multiplient et c’est un nouveau défi à relever."
Car le risque principal que pointent les éditeurs et les auteurs est bien l’autocensure, qu’ils finissent par s’imposer à eux-mêmes. "Si l’on continue comme ça, on risque d’aseptiser tous les bouquins pour qu’ils soient aimés de tout le monde, s’emporte Thierry Magnier. L’édition n’aura plus aucun sens." P. G.
Les "sensitivity readers", des démineurs littéraires aux Etats-Unis
"A l’heure de l’indignation en ligne, le travail des sensitivity readers aboutit-il à de meilleurs livres ou à de la censure ?" s’interrogeait le New York Times fin décembre. Dans une période où une campagne sur les réseaux sociaux peut conduire au retrait d’un livre, l’écosystème de l’édition américaine s’est doté d’un nouveau type de professionnel. Le sensitivity reader, ou "démineur de polémiques", est un lecteur sensible aux stéréotypes qui pourraient blesser des minorités. Au sens très large: Afro-Américains, LGBTQ, juifs, musulmans, femmes ou obèses.
Ces conseillers très spéciaux sont saisis soit par l’auteur directement, soit par l’éditeur. Harlequin en a embauché deux. Scholastic ou Tu Books y ont régulièrement recours. Le secteur jeunesse, et particulièrement young adult, missionne de plus en plus ces professionnels qui passent au crible les romans pour détecter les passages inappropriés ou les préjugés intériorisés et suggérer des changements.
Le roman adolescent essaie d’être le reflet de la société dans sa diversité, et les auteurs se retrouvent à écrire "en dehors du champ de leur propre culture ou expérience", précise dans le New York Times David Levithan, vice-président de Scholastic, qui utilise régulièrement les services de relecteurs dotés de cette expérience. D’ailleurs, la base de données de ces sensitivity readers les classe par champs d’expertise (race, religion, handicap, sexisme, homophobie, maladies mentales) en fonction de leur origine ou de leur parcours de vie: "femme noire bisexuelle", "Indienne de la communauté dalit", "juive ayant eu 5 échecs de FIV avec un mari souffrant d’un cancer du cerveau", "Sud-Américain sans papier", "amputé". De quoi rire… ou pleurer. A.-L. W.
"La réaction viscérale remplace la réflexion"
Inscrite sur Twitter pour débattre dans "cette agora virtuelle", la philosophe Marylin Maeso y a découvert un système qui se nourrit de polémiques.
Marylin Maeso - La question du contenu mise à part, il y a un parallèle intéressant à faire. Ce qui est reproché à ces ouvrages, à savoir le racisme et le sexisme, sont deux formes d’intolérance et d’essentialisme. Ces fléaux gangrènent notre société, et il importe au plus haut point de pouvoir en parler ouvertement, pour les déconstruire et les combattre efficacement. Or, dans les deux cas, il n’y a pas eu de réel débat: chacun a exposé sa position en caricaturant celle de l’adversaire et les réseaux sociaux ont donné à l’indignation une incroyable caisse de résonance.
Le terme "censure" est inexact car, au sens propre, il s’agit d’une interdiction officielle qui entraîne une diffusion sous le manteau. C’est plus un système d’intimidation qui pousse à l’autocensure. Pour paraphraser Camus qui voyait dans le xxe siècle le "siècle de la peur", je dirai que le nôtre est celui de l’intimidation. Les polémiques sur les réseaux sociaux font qu’on est vite submergé par l’effet de masse.
Le souci, c’est qu’il y a une aversion au débat et une volonté de déterminer a priori le champ des interlocuteurs légitimes, sur les réseaux sociaux comme dans les médias. On se répond par tribunes interposées dans la presse au prétexte qu’on ne discute pas avec "ces gens-là".
J’ai l’impression d’évoluer dans un univers dystopique, où la réaction viscérale a remplacé la réponse réfléchie, où les formules faciles ont tué le travail exigeant de la pensée. Si la polémique se porte si bien aujourd’hui, c’est parce qu’il y a une forme d’omniprésence de l’opiniâtreté. Quelle que soit leur idéologie, ces personnes s’entendent pour ne pas s’entendre.
Le problème est l’absence d’alternative. Il manque un média ou un réseau social qui serait un sanctuaire pour permettre de dialoguer, le support d’un contre-pouvoir du débat.
L’enfer est pavé de bonnes intentions. Ce qui est dramatique, c’est qu’On a chopé la puberté véhicule vraiment des clichés sexistes. Il n’est pas sorti de nulle part: il est le miroir de préjugés ancrés dans les mentalités. On aurait pu l’utiliser comme manuel pour les déconstruire. Défendre ses idées, à mes yeux, peut avoir deux sens: soit les préserver dans une bulle hermétique à la remise en question, soit les soumettre à l’épreuve de la contradiction. Seul le second maintient le dialogue, indispensable à la santé d’une démocratie. Propos recueillis par A.-L. W.
Les conspirateurs du silence de Marylin Maeso, Editions de l’Observatoire, 170 p., 16 euros. Paru le 28 février. ISBN: 979-10-329-0165-6.