Une frénésie s'est, il y a une dizaine d'années, soudainement emparée de l'édition américaine puis mondiale à propos du livre numérique, avant de refluer tout aussi rapidement il y a trois ans. Elle a largement escamoté le processus profond et bien plus large de transformation numérique du secteur, à l'œuvre depuis plus de deux décennies. L'essai synthétique et pourtant très complet sur Ce que le numérique fait aux livres, que Bertrand Legendre vient de publier (Pug, 138 p., 19 €), a le premier mérite de restituer le temps long des évolutions de l'industrie éditoriale. Il replace la révolution numérique - un terme que le professeur à Paris-13, où il est responsable du Master Politiques éditoriales, juge même excessif - dans l'enchaînement des innovations technologiques qui ont affecté sur la durée l'industrie éditoriale, distinguant l'arbre, sur lequel le monde entier s'est extasié, de la forêt qui a poussé beaucoup plus discrètement en parallèle.
Mais le plus saisissant, dans le travail de Bertrand Legendre, est précisément la balade en forêt qu'il propose en procédant à un inventaire détaillé de l'ensemble des impacts directs et indirects du numérique sur la chaîne de création et de diffusion du livre. En son sein, les frontières ont été largement brouillées. De l'essor de l'autoédition à la transformation du mode de réception des textes par les lecteurs, des défis technologiques et politiques de l'édition scolaire à la dématérialisation de l'encyclopédie, ou encore aux expériences digitales menées dans le livre illustré, Bertrand Legendre interroge l'identité et le métier de l'éditeur du XXIe siècle. Au-delà, il s'intéresse aux transformations de la critique et des dispositifs de promotion, il analyse l'évolution de la chaîne de valeur et les nouvelles formes de concentration pour mettre en lumière l'évolution des rapports de force sur le marché depuis l'émergence de Google ou d'Amazon. Mais, avertit-il, « la redistribution des cartes entreles GAFAM et la filière du livre n'est pas achevée ».